— Par Damien Le Guay (*) —
La photo de ce médecin, bravant les protocoles sanitaires pour enlacer un homme qui pleure le fait de ne pas pouvoir rejoindre sa femme pour Thanksgiving, est un sursaut d’humanité dans la solitude de ces temps de pandémie, estime le philosophe Damien Le Guay.
«Pourquoi pleurez-vous?» demande le médecin – le Docteur Joseph Varon, de l’hôpital de Houston. «Je veux être avec ma femme» dit le vieux monsieur déboussolé. Nous sommes le 25 novembre dernier, jour de Thanksgiving, jour de fête aux États-Unis, jour des retrouvailles en famille pour remercier Dieu d’avoir pu prendre pied sur ce nouveau continent, s’y être installé, et de pouvoir manger avec les premiers habitants une dinde festive en guise de repas.
Tous disent, aussi, aux États-Unis «merci» pour tout ce qu’Il a donné durant l’année passé. Le vieil homme, isolé dans une unité COVID, perdu au milieu de nulle part, certain qu’il lui fallait revenir chez lui pour célébrer cette fête en famille, voulu partir. L’hôpital est nécessaire, mais la famille en ce jour particulier l’est davantage encore. Comment pouvait-il ne pas remercier Dieu pour tous les dons reçus? Comment ne pas célébrer avec son épouse ce jour de partage? Comment rester seul quand justement, aux États-Unis, il est de tradition, la veille de cette fête, d’aller porter secours à ceux qui sont seuls, à ceux qui ont faim, à ceux qui sont dans la rue sans domicile?
Et pour avoir été empêché de quitter l’hôpital, il se mit à pleurer. Pleurs de confinement. Pleurs d’impuissance. Pleurs d’être trop seul depuis trop de temps. Pleurs de ne voir que des gens protégés en bleu, masqués, gantés, comme autant de martiens venus lui parler de loin. Pleurs d’être orphelin de sa moitié d’orange. Pleurs de la laisser seule, elle qui lui donne tant de bonheurs depuis tant d’années. Et quand le chef de service de l’unité de soins intensifs de cet hôpital arriva dans la chambre aseptisée, il fut triste.
N’écoutant que son cœur, bravant toutes les consignes qu’il était censé respecter et faire respecter, le docteur Varon (…) prit dans ses bras cet homme désespéré, désœuvré
Il prit de plein fouet cette tristesse. Il ne put que se mettre à l’unisson de la tristesse de ce vieil homme. Que pouvait-il faire? Rien? Rien et le sermonner pour ne pas suivre les protocoles de confinement? Impossible. N’écoutant que son cœur, bravant toutes les consignes qu’il était censé respecter et faire respecter, le docteur Varon, ou plutôt Joseph, médecin par ailleurs, prit dans ses bras cet homme désespéré, désœuvré, qui avait l’âge d’être de son père.
Quoi de plus évident, en temps normal, que d’ajouter aux soins des corps le soin des cœurs! Un médecin est censé soigner une personne humaine, avec la certitude que si le moral est bon, les traitements n’en seront que plus efficaces. Et même si les dérives actuelles de la médecine ébranlent souvent ce pacte de confiance (surtout en fin de vie), cette alliance thérapeutique entre le malade et les soignants demeure. Quoi de plus évident, au bout de la vie, quand une souffrance d’âme est trop puissante, de l’écouter, de tenter de la prendre en charge et de tout faire pour accompagner cette personne-là!
Quoi de plus évident, quand un vieil homme pleure, et qu’il se sent abandonné de tous, de le prendre dans ses bras et de lui apporter une once d’humanité pour lui permettre de reprendre goût à la vie, pour lui redonner place dans le monde commun. Il n’est pas seul. Comment pourrait-il se sentir seul, alors que les soignants sont là en chair et en os – même dissimulés sous une tenue bleue de cosmonaute? Le premier geste éthique est là, dans cette indignation. L’inhumanité ne peut pas avoir le dernier mot, surtout dans la toute dernière ligne droite.
Nous avons tous à nous dire les uns aux autres: «tu comptes pour moi», «tu as toute ta place avec nous», «le monde serait plus triste si tu n’en faisais plus partie». Alors, comme une évidence venue des tripes humaines (qui est, au sens propre, le sens de la «miséricorde»), quoi de plus évident que cette empathie entre deux hommes, surtout si l’un est désespéré, au fond du trou, et l’autre là pour le soigner, le réintégrer dans la cohorte des vivants!
Cette photo, dit-on, est « devenue virale ». Réjouissons-nous de cette pandémie virale-là.
Et pourtant, cette image, prise de manière involontaire, n’arrête pas de circuler sur la grande toile d’araignée des réseaux qui constitue, quand tout le monde est renvoyé dans son petit trou de souris, le dernier lien qui reste encore – quand bien des autres sont interdits. Elle circule, est diffusée, relayée, vue et revue des millions de fois, au point d’être un symbole. Pourquoi? Cette photo, dit-on, est «devenue virale». Réjouissons-nous de cette pandémie virale-là.
Elle vient redonner des couleurs à cette grise pandémie. Elle nous permet tous de communier à ce geste d’humanité, ce geste simple, évident. Un homme enlace un autre homme pour lui porter secours, pour pleurer avec lui. Cette photo «virale» dit aussi les souffrances de tous liées au virus mondial covidé qui nous confine et semble nous condamner à mourir à petit feux, à perdre les raisons qui nous font vivre: vivre avec ceux que nous aimons et les prendre dans nos bras pour leur dire qu’ils nous sont indispensables.
Les fêtes de famille, comme Thanksgiving ou bientôt Noël, sont des célébrations du don conjugué, décliné à la première, seconde et troisième personne du singulier et du pluriel. Je te donne, tu me donnes, nous nous donnons un vivant remerciement. Merci à ceux qui nous augmentent par l’amour partagé et nous disent que nous pouvons compter les uns sur les autres, que nous avons du prix aux yeux de ceux qui comptent pour nous. Merci de tout faire pour œuvrer ensemble, de concert, et éviter ainsi d’être, ici et maintenant, aussi superflu, aussi inutile qu’un insecte sur une toile cirée.
L’attention pour cette image de millions de confinés, nez à nez avec leurs écrans, en dit long sur le désespoir de tous face à ce long hiver du confinement prolongé, reporté, repris, réinstallé et qui devrait nous faire passer les fêtes de fin d’année, seul à seul avec la télévision, et avec, au pied d’un sapin vide, un cadeau livré par internet. Cette image dit, plus et mieux que toutes les statistiques, notre immense nostalgie de l’ancien monde, du monde d’avant covid, où l’on pouvait s’envisager, se regarder en plein visage, se serrer dans les bras, se postillonner des mots d’amour sans craindre de propager la mort!
Et si le monde de demain était celui des distances obligatoires, des mains gantées, des diners en famille avec des masques, des embrassades limités ?
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