— Par Pascal Bruckner (Essayiste)—
L’écrivain antillais Frantz Fanon aimait à rapporter les paroles de son professeur de philosophie : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Un antisémite était forcément un négrophobe, englobant l’un et l’autre dans une même animosité.
On sait qu’en France comme aux Etats-Unis Noirs et juifs ont partagé une même solidarité d’exclus : ils étaient ces invisibles de la société, bannis de l’espace public réservé aux seuls WASP (Blancs anglo-saxons protestants). Cette belle unité s’est fracassée : le juif n’est plus « le frère de malheur », selon Frantz Fanon, mais celui dont la tragédie, en l’occurrence la Shoah, ternit la mienne et m’empêche d’être son frère.
MÉMOIRES BLESSÉES EN CONCURRENCE
Il y a eu des génocides avant 1942 et toute l’histoire de l’humanité est l’histoire d’un crime contre l’humanité. Tout se passe comme si l’Holocauste avait ouvert un espace d’interprétation : dans un cas, c’est un événement ouvrant à l’intelligence des crimes de masse, et qui permet de regarder d’un autre œil l’extermination des Amérindiens, des Aborigènes australiens, des Arméniens, des Herrero en Namibie, les crimes du colonialisme et l’abomination de l’esclavage ; dans l’autre, une théologie négative qui fait des juifs et d’eux seuls les agents d’une élection maudite.