« Substrat » : exposition prolongée jusqu’au 14 décembre 2014

substratAu-delà du lieu de naissance biologique, il y a un autre lieu de naissance sociale qui forge et marque en profondeur notre identité.
Audry Liseron-Monfils localise cette naissance dans un quartier de Matoury, parcelle d’un espace qui s’étend de la Guyane au Brésil, là ou les frontières géographiques sont attribuées politiquement à un vaste territoire partagé par des ethnies plurielles et culturellement « homogènes ».
Ainsi, l’Amazonie est la chambre obscure où les images floues qui peuplent la petite enfance se transforment en vision du monde aux contours précis. La vue est toujours associée à l’écoute silencieuse du moindre bruit qui anticipe l’image, bruits de feuillages, cris aigus de singes, craquements de bois millénaires et de tiges de bambous… La nuit est le lieu privilégié de l’observation, celui qui développe et alimente cette aptitude à l’écoute, cette perception du petit rien, cette attention pour le détail.
Cette posture allie l’étendue du temps à celle de l’espace : loin d’être ennemi, ce temps long devient outil essentiel à la réflexion et à la réalisation de l’œuvre, il est dans l’œuvre⋅
Tout comme l’objet de son observation et de son écoute : qu’il soit être vivant ou matière, il est invité à intégrer l’œuvre jusqu’à la transformer, jusqu’à déterminer les chemins possibles de la création⋅
Le corps est au centre de la performance plastique et visuelle, il est lui-même outil de cette expérience sensorielle qui est à la base de la création.
Telles des fourmis qui œuvrent ensemble dans un espace sous-terrain réservé au dépôt de la matière du « superstrat », nous sommes convoqués à l’observation et à la méticuleuse analyse de cette matière qui nous appartient : matière de substrat, matière en devenir.

La constante qui traverse l’oeuvre depuis sa naissance est le voyage, le déplacement continu d’un point à l’autre, transhumance du soi et de l’autre, qui devient métaphore d’une recherche, celle du devenir de l’homme et de la matière.
L’approche de l’artiste est contextuelle lorsqu’il pose son oeuvre sur un territoire, le temps d’une rencontre. Puisque rien n’est statique et immuable, la transformation est une force imprimée par le territoire et par les hommes sur l’homme.
L’oeuvre d’art, comme tout être, se transforme au fil du temps.
D’où le choix de l’artiste de tout laisser sur les lieux d’exposition–installation, traversées par ses performances : l’oeuvre-matière appartient à l’espace qui la façonne et la transforme. La création est ponctuelle, prétexte à expérimenter, jamais invention tout court.

A l’issue d’une expérience dans une cave viticole, la rafle de raisin devient matière à réflexion : corps vidé d’une certaine substance, matière rejetée, aboutissement d’un procédé de fermentation et d’élaboration, elle est assimilée à une forme d’humus créateur de nouvelles expériences sensorielles et visuelles : « être nappé de ces restes de raisins, cela sous-entend ressentir ce qui a été
produit en termes d’efforts et de manipulations, bien avant moi. Penser que je n’existe pas sans cette matière première, résidu du substrat ».

Simplement gommer, sans effacer, mais espacer.

La production simplement gommer s’insère dans une démarche heuristique lorsqu’elle propose de révéler quelque chose qui n’est pas visible dans l’immédiat, qui demande un rapprochement et une compréhension de l’oeuvre, qui impose une posture de recherche.
Ce travail vient après un long moment de retrait, de réflexion et de recherches. Ici, la notion de performance n’est pas axée sur l’usage du corps, mais sur un intérêt pour les petites choses qui caractérisent le réel : les lichens, les tâches d’huile qui jalonnent un parcours et donnent au sol un effet « arc-en-ciel », l’observation des crabes…
Ces « petits riens »prennent place dans un tout qui devient ensuite production cohérente. Cette démarche relève d’une méthodologie de la recherche en arts qui exploite le terrain environnant, le sectionne, et permet enfin d’entrevoir les parties qui ont permis de construire le « tout » ; ce tout est matière, constituée par des particules invisibles qui rentrent dans une dynamique de création dont nous ne voyons que le résultat final.
Rome et le Talent Prize sont les premiers lieux et la genèse de ce travail qui sera exposé en « état de recherche ». C’est ici donc que se concrétise une poétique déjà énoncée et fondée sur le lien entre l’oeuvre d’art et le lieu qui lui sert de contexte.
Simplement gommer permet d’entrevoir un geste, créer une modification sur une surface bidimensionnelle : « C’est sans doute un geste qui laisse un espace à l’autre. Le spectateur est amené à envisager ce geste autrement, le penser à sa manière ».
La matière de l’image n’est pas que rétinienne, la gomme permet de projeter un geste qui n’est pas effacement, mais réification, espace de non-remplissement.
Ces dessins sont panoptiques dans la mesure où ils relatent différents points de vue déterminés par la technique de l’effacement : éliminer des fragments de dessin permet de découvrir des images nouvelles, d’atténuer la barrière entre l’oeil et le cerveau, la surface Simplement gommer gommée devient elle-même une image et provoque un égarement, elle jette la lumière sur des souvenirs décolorés. Dessiner et effacer équivaut à dépasser tout ce qui est figé, révéler à l’âme ce qui échappe à l’oeil : le dessin devient exercice de la mémoire.

Le substrat est espace suburbain, sub-way, tassé et submergé par les bruits, capable pourtant d’émerger (réf. my favourite swimming pool). Le substrat est urbain et rural, humain et animal, il est terre et sous-terre, volume, grappe à broyer, cratère d’un volcan, mangrove…
Les crabes participent de la fabrication de ce substrat : nourris par une mangrove sous-terraine affleurant et peuplant le superstrat : ils le traversent, l’explorent, s’adaptent. On les voit traverser routes et chemins, s’introduire dans les maisons, nourrir une tradition et des ventres, prendre un crayon entre leurs pinces… Eux aussi se transforment pour devenir autres.

Remerciements
Bernard Hayot
Paola Lavra
Florent Plasse
Colette Sorel
COnception Graphique
Raphaëlle Jacquemin
impression
Caraïb Ediprint

Catalogue publié par la Fondation Clément
à l’occasion de l’exposition
Substrat d’Audry Liseron-Monfils
du 31 octobre au 7 décembre 2014
ISBN
978-2-919649-18-1