— Par Roland Sabra —
Bintou Dembélé et Anne-Marie Van alias Nach ont proposé un composé de danses urbaines autour du hip-hop et du krump. S’il n’est pas besoin de s’appesantir sur le hip-hop, on rappellera brièvement l’origine du krump, littéralement Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise (éloge d’un royaume puissant et radicalement élevé). Le krump et ses danseurs, des krumpers, trouvent leurs origines dans les années 1990, lors des émeutes violentes dans les ghettos de Los Angeles. Comme l’ensemble des danses urbaines qui ont émergées ces toutes dernières décennies le krump est à la fois l’expression d’un désespoir social, d’une rage de vivre et d’un désir irrépressible vers un autre monde. Apparemment violente dans sa gestuelle par la rapidité des mouvements exécutés, la danse est avant tout une quête identitaire, un cri de chair, une demande de reconnaissance que seuls les corps peuvent dire dans un concentré d’énergie hors-normes. Si le désespoir, la colère et la haine peuvent se lire sur les visages des krumpers, jamais ceux-ci n’entrent dans une logique d’affrontement physique. La violence est intériorisée et canalisée dans un élan vers une transcendance : le Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise !
Dans S/T/R/A/T/E/, Bintou Dembélé qui se chorégraphie elle-même a semblé vaciller dans un patchwork de hip-hop, krump et danses africaines sans jamais réussir à dégager une ligne directrice claire à son propos. Cela ressemblait à un paté mi cheval mi alouette. Un cheval de krump pour une alouette de hip-hop. Elle a paru lourde, empesée, comme cherchant ses mots, dans un discours chorégraphique décousu, presque incohérent, qui se voulait être le reflet de celui de l’inconscient. Que l’inconscient soit structuré comme un langage ne veut pas dire uniment qu’il soit un langage, mais bon on sait que « ça » parle. Dans le cas considéré la clarté de la parlotte n’était pas évidente. C’est d’autant plus dommage que la prestation d’Anne-Marie Van alias Nach s’est située à un autre niveau d’expression corporelle, avec une élégance et un choix des arguments qui la placent à un joli niveau de langue, fait de précision et de clarté. Ce contraste dans le dire était souligné par une opposition de deux morphologies construites, l’une autour de la rondeur et l’autre de l’élancement. L’intérêt premier de ce spectacle résidait dans la magnifique bande-son de Vincent Hoppe & Charles Amblard qu’épousait avec sensualité la belle voix de Charlène Andjembé, déchirante à en pleurer d’émotions contenues. L’intérêt second portait sur l’atmosphère visuelle générée par le travail des lumières de Cyril Mulon en grande harmonie avec l’univers sonore. Ces deux éléments retenaient le spectateur pret à verser dans l’ennui.
« Mon corps est le corps de tout le monde » pose une énième fois la question du corps. Question récurrente de la pratique de la danse. Chantal Loïal et Mathieu Groos dans « « Soyez vous-mêmes, tous les autres sont déjà pris. » la posaient il n’y a pas si longtemps, en novembre dernier à Fonds Saint-Jacques. A vrai dire la Cie Art&Fact ne s’interroge pas sur « Qu’est-ce qu’un corps qui danse » mais déplace la question spinoziste « Nemo hucusque determinavit quid corpus possit ( Jusqu’à présent, nul n’a pu dire ce dont un corps est capable ) vers celle du statut du corps à la fois sacralisé, monétisé et marchandisé dans nos sociétés contemporaines. Questionnement dont le théâtre s ‘est emparé, à l’instar de Denis Guénoun et Stanislas Roquette dans le superbe « Aux corps prochains » ( lire la critique de M. Bigot) en mai dernier à Chaillot. Ce thème, celui du corps , donc, travaille à l’interface de plusieurs disciplines artistiques et c’est tout « naturellement » que la Cie Art&Fact a réuni des danseurs pas tout à fait comédiens, et des comédiens pas tout à fait danseurs pour un spectacle « théâtro-dansé » ou de danse théâtralisée, c’est comme on voudra. Il y a beaucoup d’humour, de drôleries, de critiques sociales dans le travail présenté.
On se doutait bien qu’on était pas propriétaire de son corps. Le prisonnier de la maison d’Arrêt d’Avignon qui s’était coupé un doigt, conservé dans du formol et qui réclamait sa présence dans sa cellule comme partie de lui-même s’était vu signifié que celui-ci n’était qu’un objet au même titre qu’une vieille chaussette et que le règlement de la prison concernant les objets s’y appliquait. On connaissait aussi l’histoire de ce leucémique étasunien dont la maladie avait secrétée des cellules uniques au monde et dont s’étaient emparés deux médecins pour mettre au point un médicament qui avait fait leur fortune. Guéri le patient avait réclame des dividendes qui lui furent refusés au motif ou au au prétexte que les dites cellules ne lui appartenaient pas ! On n’est pas loin du sens premier de l’aliénation : dépossession de l’individu et la perte de maîtrise de ses forces propres au profit d’un autre. On se souvient par ailleurs d’autres questions surgies à propos des transplantations : peut-on vivre avec le coeur d’un autre, peut-on sourire, embrasser avec le visage d’un autre? Au-delà du corps-objet surgit encore et en-corps le problème de l’identité.
Art&Fact dénonce cette aliénation et la la marchandisation qui l’accompagne. La sévère critique des aficionados des salles de musculation, réduits à des corps-machines concentrés sur le reflet que leur renvoie le miroir, incapables d’intérêt réel pour autrui, aux élans avortés ou réduits à une démarche utilitariste d’instrumentalisation du corps sexué des autres pratiquants est particulièrement bien vue, tout comme la pathétique solitude face à la glace d’un visage vieillissant en mal de lifting, de tirage de peau et autres effacements de rides. Le plaisir à voir ce spectacle hybride est entier et si l’on peut regretter quelques longueurs, quelques appesantissements qui sur-signifient au spectateur de crainte qu’il n’ait pas compris le prenant sans doute pour un ababa l’ensemble est récréatif tout en inclinant à la réflexion. Joué plus souvent il gagnerait en rythme et en épure. Quoiqu’il en soit le plaisir des « dansos-acteurs » ou plus sobrement des artistes sur le plateau est réel et communicatif.
Il est à noter qu’une petite partie du public a été déconcertée par ces deux pièces de facture peu classique ou déroutante, allant jusqu’à s’interroger sur la pertinence de leur présence dans une Biennale de danse! Questions de générations? Et la Biennale d’en avoir vu ou entendu d’autres et de poursuivre son voyage. Prochaine étape avec Marlène Myrtil & Mylène Wagram ( Martinique ) dans Impérissable – trajectoires Marines et Cie Christiane Emmanuel & John Fandino ( Martinique- Colombie) dans Lagrimante : préparez vos mouchoirs! 🙂
Fort-de-France le 15/05/2016
R.S.
S/T/R/A/T/E/S
Cie Rualité – Bintou Dembélé
France
Chorégraphie : Bintou Dembélé
Danse Hip-hop & Krump : Bintou Dembélé, Anne-Marie Van (Nach)
Musique : Charles Amblard
Voix : Charlène Andjembé
Création Lumière : Cyril Mulon
Création Son : Vincent Hoppe
© visuel : Roger Jaquet
Mon corps est le corps de tout le monde
Cie Art&Fact (Martinique)
Chorégraphie
Jean-Hugues Mirédin en collaboration avec les danseurs et comédiens
Interprètes : Laurent Troudart, Astrid Mercier,
Josiane Antourel, Ricardo Miranda,
Sarah Desanges, Hendry Léton,
Chantal Thine, Marco D0 Emilio
Technique : Fred Libar
© visuel : Nicolas Derné