— Par Scralett Jesus —
« Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles et trouvais dérisoire les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, toiles de saltimbanques, enluminures populaires… ».
Arthur Rimbaud, Poésies, « Alchimie du Verbe ».
Les Arawaks gravaient des pierres sans prétendre faire œuvre d’art.
Les graffeurs d’aujourd’hui bombent le béton des murs de nos villes et se voient parallèlement invités dans des galeries d’art.
Initialement illégal et contestataire, ce mode d’expression avait surgi au sein d’autres pratiques culturelles issues de la rue, le hip-hop et le rap. Existerait-il un mur entre deux pratiques apparemment antagonistes opposant la rue et la galerie ? Ce n’est pas simple car l’artiste reconnu et adulé est souvent, à l’origine, un marginal, un révolté, perçu comme un « troublion », synonyme de voyou. A l’image du poète Rimbaud dont le propos se démarquait déjà du Beau et du bon goût dont se réclamait l’Art à son époque. Aujourd’hui l’art contemporain intègre résolument ce qui, longtemps taxé de mauvais goût et relevant d’une contre culture, était considéré comme du non art.
Le déferlement des tags et des graffitis est un phénomène mondial relativement récent qui est apparu dans les années 70 et s’est ensuite répandu, tel un raz de marée, au point de concurrencer les affiches publicitaires. En métamorphosant subrepticement notre environnement urbain, marqué par la grisaille uniforme du béton, les bombages ne se contentent pas d’égayer de couleurs vives nos villes. Ils les adoubent d’une aura à la fois poétique et artistique. La Guadeloupe n’a pas échappé à cette déferlante. D’autant qu’une île, loin d’être un espace fermé sur lui-même, est le lieu par excellence de mouvements incessants et d’échanges, depuis ou vers des ailleurs porteurs d’autres imaginaires.
Les origines du graffiti, par delà New-York et la culture du hip-hop, ont à voir avec la Caraïbe et avec des pratiques « marrones » opérant dans l’espace public. Ainsi, admiratifs de Basquiat et, en remontant plus loin dans le temps, de Diego Rivera, certains artistes de Guadeloupe ont parfois délaissé l’atelier et la toile au profit de la rue et des murs de béton.
Dès 1983, Michel Rovelas ouvrait la voie avec une fresque murale, répondant à une commande, célébrant le centenaire du lycée Carnot, à Pointe-à-Pitre. A sa suite, Thierry Alet, le premier, témoignera de l’intérêt de la jeune génération d’artistes pour cette pratique avec une performance « sauvage », consistant à peindre durant plusieurs jours, en 1999, l’intégralité du texte du « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire sur les murs délabrés d’une « dent creuse » des Terres Sainville de Fort de France, haut lieu de la prostitution. Avant d’être invité à renouveler l’opération, en Guadeloupe, avec le texte du poème « Exil » de Saint John Perse, sur toute la hauteur du mur mitoyen du musée consacré au poète.
Parallèlement à ces artistes reconnus, il y aurait actuellement en Guadeloupe plus d’une vingtaine de graffeurs, occasionnels ou patentés, opérant dans pratiquement toutes les communes. S’affublant de pseudonymes (ou blazes) divers, tels Aero, Blone, Fenek, Maky, Mizer, Neero, Pacman, Sek, Totem, Yeswoo…, ils se regroupent souvent en collectifs, appelés crews. On en compterait une dizaine parmi lesquels 4KG (Kouleurs Grafiks), WD, PUK, VST ou encore DSU. Mais vouloir en faire l’inventaire s’avère une opération toujours approximative en raison des arrivées et départs d’individus qui tiennent parfois à rester masqués.
Après une première exposition en 2009 au Centre des Métiers d’Art de Bergevin, à Pointe-à-Pitre, les graffeurs ont désormais leur site, Gwadloop.sheet.graffiti, et participent au Festival international de Steet art qui célébrait, en 2015, sa 8ème édition. Festival qui donna lieu à la réalisation d’une grande fresque collective au Palais des Sports de Gosier, à laquelle participaient Pwoz, Yeswoo, Pacman et Alien. Victime d’une véritable mode, le muralisme est aussi l’objet d’une attention particulière de la part des institutions et des collectivités qui y voient un des moyens susceptibles de canaliser la révolte et la violence consécutives au chômage des jeunes.
Mais qui sont donc ces jeunes graffeurs, STEEK et TATANE, auxquels Thierry Alet vient d’ouvrir toutes grandes les portes de sa galerie T§T à Jarry ? Leur offrant une résidence d’une semaine, suivie d’une exposition programmée du 9 novembre au 11 décembre 2015.
STEEK, de son vrai nom Benoit Bottala, qui s’est d’abord appelé SIK comme tagueur, est surtout connu pour avoir participé à des championnats du monde de body painting, obtenant le 1er prix en 2015. Il voyage beaucoup et se partage entre la Guadeloupe et le Canada. Ses portraits ont déjà fait l’objet de plusieurs expositions. A la galerie T§T de Jarry, en juin 2014, puis à la fondation Fore, également à Jarry, d’avril à juin 2015. Parallèlement à l’exposition de T§T, on peut actuellement découvrir à la Brasserie du Parc, à la Jaille, à Baie-Mahault, un autre aspect de son travail. Il y expose des œuvres mixtes, utilisant indifféremment la bombe, le feutre, l’aérographe, ainsi que des éléments de récupération.
Quant à son comparse, Sébastien Muller dit TATANE, ce dernier, arrivé il y a 5 ans en Guadeloupe, travaille dans l’audiovisuel et se définit plutôt comme graffeur pochoiriste. Il a néanmoins déjà exposé au musée l’Herminier en 2012 et au centre Remy Nainsouta, à Pointe-à-Pitre, en 2013.
STEEK et TATANE ont donc investi ensemble les lieux, bombant, peignant, dessinant alternativement sur chacun des murs que constituent les deux espaces emboités de la vaste galerie. Jusqu’à offrir au visiteur un déroulé qui fait se succéder, en continuum et en alternance, des réalisations de chacun de ces deux artistes. Mises bout à bout, celles-ci forment, au final, une fresque collective, à la fois hybride et signifiante.
On peut imaginer qu’en travaillant sur place durant une semaine, STEEK et TATANE avaient un projet. Celui de réaliser une performance qui révèlerait que l’acte créateur, s’il relève bien de la fulgurance du geste, se nourrit aussi de rencontres fortuites, d’éléments extérieurs susceptibles d’interférer avec un travail en cours. Ainsi divers tags témoigneront en particulier du passage et des interventions de nombreux graffeurs, dont deux des quatre membres du crew 4KG -Yesswoo et Neero,-, invités à la galerie la veille du vernissage. On le voit, l’originalité revendiquée tient, pour une grande part, au processus de création lui-même, processus qui s’exposent ouvertement et donne son titre à l’exposition : « Work in progress ».
Installé dans l’espace central, un camion-bar-distributeur de boissons givrées, à la disposition de tout un chacun, prétend donner aux invités l’illusion que ceux-ci se trouvent, non pas dans un espace fermé, mais de plain pied dans la rue. Les fresques récréent à leur tour un décor urbain qui agrandit l’espace en repoussant en quelque sorte les murs. S’il y a bien eu, ici, détournement de graffitis de la rue à la galerie, on peut aussi percevoir cette opération comme une revendication visant à revaloriser, sur le plan artistique, des pratiques éphémères «à main levée». La logique d’exposition est elle-même poussée jusqu’au bout, les amateurs et collectionneurs, que l’on a pu voir ailleurs, tentés de dérober en les décollant des graffitis d’artistes connus réalisés sur papier, avaient la possibilité, à l’issue de la manifestation de Jarry, de repartir avec un fragment des muraux. Certaines parties, réalisées indépendamment sur toile puis parfaitement raccordées, pouvant être achetée. Seules témoignages de muraux voués à la destruction ; comme le fut le mur de Berlin.
Mais qu’en est-il des motifs représentés ?
Ce qui s’affiche ouvertement dans les fresques laissées par ces graffeurs, c’est une revendication de liberté pleine et entière. Un refus des thèmes idéologiques qui enrégimenteraient et enfermeraient l’artiste dans un ghetto. A l’opposé, s’exprime la volonté de rejoindre une communauté élargie, celle de jeunes partageant un même imaginaire et dans lequel les héros d’aujourd’hui sont directement issus de la bande dessinée, du cinéma, de la publicité et de la rue. Ce que l’on pouvait déjà observer dernièrement, dans les œuvres du jeune Guadeloupéen, Samuel Gelas, présentées à ArtBémao, en 2014.
STEEK et TATANE ont en commun d’utiliser des couleurs pop, vives, criantes, qui s’entrechoquent. A côté du rose, de l’orange et du jaune moutarde, on trouve un vert très acide, ainsi que du violet, couleurs que les artistes combinent avec le noir des tags et celui d’une prolifération de griffures et de boucles qui s’enchevêtrent, se superposent ou se développent de façon exponentielle avec STEEK. Tandis que TATANE contraste ces mêmes couleurs par des marquages au pochoir.
Sur le mur situé à gauche de l’entrée, chacun des deux artistes a inscrit son nom, en grosses lettres rondes bubble, à l’aide d’une mousse expansive. Entre leurs deux noms STEEK a fait figurer d’autres rondeurs qui reproduisent un motif stéréotypé de tatouage, et que souligne l’inscription « Fessboobs », placée au dessus. Celui d’une femme en string, assise de trois quart dos. Mais, de façon humoristique, celle-ci ne montre pas son visage, celui-ci se trouvant caché par le portable avec lequel elle réalise un selfie. Doit-on n’y voir que de l’humour ? Ou bien celui-ci s’accompagne-t-il d’une mise en garde critique de l’artiste à l’égard du franchissement de la sphère privée ?
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Tatane, maître Yoda |
Steek, Indien en uniforme |
Steek Femme tigre |
B Bird, marina de Gosier |
STEEK et TATANE s’affrontent ensuite dans la réalisation de portraits, comme pour un battle. Ainsi, aux portraits de Bob Marley et de Notorius Big réalisés par TATANE, STEEK répond par ceux de Damien Marley et d’Amy Whinehouse. Et, à l’étrangeté du maître Yoda, que TATANE dote d’une vue d’extraterrestre, STEEK oppose une femme tigre dont les yeux lancent des flammes. Entre ces deux personnages, STEEK a représenté un jeune chef indien. Malgré l’uniforme dont il se trouve affublé, l’exubérance des plumes qui s’échappent de sa casquette et le tracé d’une cravate qui, hors mur, se prolonge au sol, indiquent que celui-ci demeure bel et bien un rebelle. S’agirait-il d’un autoportrait qu’il conviendrait de décrypter ?
En dehors d’un phénomène de mode et de la volonté, pour cette galerie consacrée à l’art contemporain, de donner un aperçu du street art tel qu’il se pratique aujourd’hui en Guadeloupe, quel peut être l’impact d’une telle opération ?
Nul doute qu’en sortant, redevenu simple passant, tout un chacun portera un regard différent sur les murs de sa ville. Que la curiosité portera, peut-être, le sportif à flâner autour du stade de Gosier où ont opéré de nombreux graffeurs et y repérer les signatures des WD (wall dogs). Mais aussi d’autres, plus difficilement lisibles, dont il pourra admirer le wildstyle. Ou encore, que, traversant le bourg des Abymes, l’automobiliste éprouvera un frisson face aux chiens bicéphales de B. Bird. Il sera alors amené à réfléchir sur l’écart qui peut séparer une pratique qui ne serait que décorative ou esthétisante, d’autres conceptions plus ambitieuses. Celles d’un art hybride, à la fois très contemporain et ouvert sur le monde, mais par ailleurs ancré dans une culture populaire spécifique au lieu. Un art qui, lui aussi ne cherche pas à séduire le passant, mais vise à l’interpeler, à le déstabiliser en lui offrant un regard distancé sur les comportements de la société dans laquelle il vit. En somme, une hybridité identique à celle dont se réclame cet artiste aux deux visages, signant B(lack) Bird lorsqu’il graffe et Romuald Cyrille lorsqu’il expose. Et qu’incarne également cette exposition duelle.
On le voit, le street art n’échappant pas à la marchandisation de l’art, cette exposition place STEEK et de TATANE face à un dilemme. Parallèlement à la mise en vente de toiles, ces deux jeunes artistes devront-ils refuser de mettre leur savoir-faire au service de la décoration de façades d’immeubles, de dancings, de restaurants et même des rideaux de magasins ? Le débat reste ouvert. On peut aussi imaginer une autre perspective. A quand, prochainement, un tour operator, dans la région pointoise ou ailleurs, destiné à faire découvrir aux touristes les graffitis les plus représentatifs ?
Scarlett JESUS, 25 novembre 2015-11-25
Critique d’art, membre d’AÏCA Caraïbe du Sud
et du CEREAP.