Abolir le mal
— par Pierre Pinalie —
Statues de Laurent
Valère au Cap 110
Face au rocher-vaisseau du Diamant, stigmate dressé d’une ancienne puissance coloniale, quinze blanches silhouettes hurlent silencieusement leur appétit de respirer libres. Tournées vers la mer qui les a amenées, prisonnières, sur ces rivages, bien plantées dans la terre martiniquaise devenue la leur, elles clament la souffrance. La masse imposante de chacune d’elles, à l’image d’un totem, force l’espoir dans la revendication muette, exigence d’esclave qui ne tolère plus de ramper sous le joug. La tête inclinée vers le sol, le corps fiché dans le socle du malheur, chacune a laissé pendre ses bras jusqu’à ramasser la dignité en allée. Chacune s’apprête à rebondir hors du champ imposé par la volonté de l’Autre, parce qu’il n’est pas tolérable de demeurer attaché au sillon comme une bête de somme.
Immeuble par destination, chaque silhouette esclave semble gronder comme un volcan compressé et alimenter un feu intérieur, le brasier séculaire de l’homme sans nom, sans âme et sans destin. Et ces quinze êtres niés composent une horde prête à se muer en cohorte d’assaut pour hisser, enfin, un jour d’abolition, l’oriflamme de la liberté arrachée. Créatures blanches, ils avaient perdu la couleur noire de leur continent sous la négation aveugle de ceux qui ne les voyaient point humains. Mais le blanc n’est que le résultat du kaléidoscope de toutes les autres colorations. Cette teinte n’est que le désir, ici, de nier les hiérarchies coloristes, car l’Homme est Un sous le chatoiement des épidermes, et n’existe que dans la grandeur de son esprit.
Et le petit triangle des effigies isolées sur une langue de terre, là où accosta le dernier bateau négrier, redessine sous les étoiles la vaste géométrie du commerce maudit entre trois continents. Figures sans visages, visages sans traits, corps sans sexes, la troupe compacte de ces menhirs vivants esquisse le symbole têtu d’une résistance éternelle, celle de la vie qui ne veut pas s’éteindre, de la raison qui refuse le diktat, de la liberté qui aspire à briser les fers. On est ici au centre du cercle magique tracé par le compas de l’espoir dans l’indestructible architecture d’un univers où l’esclavage n’a pas sa place. Et dans l’embrasement des mille soleils irradiants sous la lumière de la pensée, la planète Terre ne devra plus porter d’esclaves.
À jamais.