— Par Anique Sylvestre, écrivaine —
N’y aurait-il aucune oreille pour entendre la voix de ces jeunes révoltés qui ont osé expulser de son trône Victor Schœlcher ?
N’y aurait-il aucune oreille pour écouter les raisons d’une telle colère ?
N’y aurait-il personne pour voir les visages de ces deux jeunes femmes qui bravent l’interdit et qui se montrent au grand jour pour clamer la raison, sinon les raisons de leur acte ?
En d’autres temps, on en avait voulu à Joséphine qui finalement est restée étêtée. Et c’est pas plus mal ! À part qu’une explication en bonne et due forme de l’acte aurait pu servir à dire publiquement l’histoire.
Plusieurs tentatives avaient été faites préalablement sur la personne de Schœlcher, personnage de notre histoire encore très controversée, d’autant que des plus éminents de nos littérateurs, politiques et démocrates l’avaient, en leur temps, eux aussi, encensé.
Aujourd’hui, historiens, syndicalistes, politiques ou citoyens ordinaires s’horrifient de cet acte. Et moi, la première, me suis souvenue des Talibans pour ne citer qu’eux, en voyant ces images défiler sur les réseaux sociaux puis à la télévision.
La montagne n’est plus du même vert
Schœlcher ? La montagne n’est plus de ce même vert que l’on chantait au temps de l’antan.
Aujourd’hui, je constate que pour autant qu’on condamne, qu’on va porter plainte, qu’on dénonce, le sentiment commun est différent : on condamne, mais pour cette fois, on discute, on échange sur ce qui s’est passé, et la langue est moins de bois. Réseaux sociaux aidant et procurant l’occasion de mauvaises et bonnes humeurs.
Je constate que les voix s’élèvent, plus au plan historique : on veut expliquer parce que les Martiniquais se trompent, interprètent mal l’histoire, parce que finalement ils ne connaissent pas leur histoire.
Cela est vrai, en partie. Mais la faute à qui ? Oui, nos historiens avec l’acharnement et le sérieux qu’on leur connaît, tentent de restituer l’histoire, notre histoire. Mais la fait-on mieux connaître dans nos livres de classe ? Dans nos programmes scolaires ? Donc ne nous étonnons pas que…
D’où vient cette rage des jeunes ?
Il me revient qu’il y a bien une vingtaine d’années, plus de 3 000 jeunes assistaient à un concert rasta/ragga au Marin, jeunes qui clamaient déjà en mots les maux de notre société. Le journal France-Antilles titrait déjà ce rassemblement mais personne ne s’inquiétait, ni du nombre de ces jeunes, ni des paroles qu’ils criaient ! Il y a vingt ans ! C’est vrai : c’était des jeunes et leur parole n’avait guère de poids !
Aujourd’hui, me viennent à l’esprit d’autres raisons que j’ose avancer ici ; il y en a tant et tant !
Ces actes de colère sont ceux que nous avons nous-mêmes amenés et la « faute » en revient à chacun d’entre nous : qui de la loi de départementalisation, qui du moratoire, qui du gouvernement de gauche en France, qui des lois de décentralisation, qui des règlements de compte entre partis, des règlements de compte personnels, qui des délitement des partis, de la pensée, qui de notre préférence et notre attachement à notre confort quotidien, à nos « acquis » que nous ne voulons pas perdre, au détriment de la résolution des problèmes vitaux de notre quotidien à résoudre, qui enfin des laisser-aller/laisser-rouler ! J’en oublie et j’en passe !
Ce 22 mai 2020 nous donne cette fois l’occasion de revenir à la question de notre histoire, de l’esclavage, de la réparation. De notre identité. Et par là, de ce que nous choisissons d’accepter de notre histoire et de ce que nous refusons d’une histoire si complexe, si compliquée, si entremêlée.
Les Martiniquais ont accepté, dans leur ensemble, que nos ancêtres esclavagisés ont arraché leur liberté par leurs luttes. Et les régulières cérémonies de commémoration du 22 mai sont là pour prouver leur adhésion à la thèse de la libération par les esclavagisés eux-mêmes.
Certains cependant ont surtout retenu les propos du Schœlcher colonialiste des premiers temps, ce qui entraîne ce permanent acharnement à le déboulonner.
Quitte à minorer la démarche des abolitionnistes français, entre autres.
Esclaves de notre négritude ?
Il semble, en outre, que depuis quelques années, s’ajoute autre chose à la lecture de l’histoire : la théorie d’une appartenance exclusive à une « nation noire » ? Une volonté relativement récente de croire à cette unique « afro-descendance », qui nous fait presque unanimement mettre de côté ces apports européen et asiatique (du Moyen-Orient à la plus lointaine Asie), qui font notre peuple martiniquais ? Et qui fait notre unicité, notre originalité et qui nous sommerait pour cela et par là, de trouver nos propres solutions ?
Il n’est pas question pour nous de minorer notre appartenance africaine. Loin de là ! Mais nous sommes tous africains, européens, asiatiques tous autant que nous sommes. C’est ce qui fait notre martiniquianité ! Et notre richesse ! Et la difficulté de résoudre les questions et problèmes que cela nous pose, à nous Martiniquais ! Mais admettre cette unique appartenance nous fait exclure les autres. Est-ce ce que nous voulons ? Et lorsque nous aurons imposé cette idée, (si cela arrive !), comment continuerons-nous à vivre notre quotidien de peuple multiculturel ? Et puis, à part les « noirs », que ferons-nous des « chabens », des « coolis », des « chins », des « kalazazas », des « tè rapowté » ?
Après la mise en exergue de notre négritude par Césaire, après avoir mis du temps à accepter cette négritude, nous voilà enfermés dans le concept et esclaves de cette acceptation !
Oui, nous avons à apprendre de l’Afrique, et tout de l’Afrique (et pas de retenir ce qui nous convient) !
Réfléchir et penser ensemble
Mais les actes de ce 22 mai 2020 nous permettent-ils d’y réfléchir, ensemble ?
Je n’en suis pas sûre ! Mais il nous faut en tirer les enseignements, pour aller de l’avant, ensemble !
Dans notre tentative de réfléchir et penser (oui, ça existe quand même !) des démarches ici et là existent : à côté de la recherche historique, je remarque d’autres tentatives et propositions : celle d’un Aimé Charles-Nicolas, qui, à partir de sa réflexion de psychiatre, questionne les incidences de l’esclavage sur notre psyché et propose de discuter des bases d’un demain ; tentative de Olivier Jean-Marie à partir d’études sur comment penser la démocratie de demain, tentative de Marcellin Nadeau qui fait des propositions concrètes autour d’une écologie participative.
Pourquoi ces démarches ne se mettraient-elles pas à une même table devant le peuple martiniquais pour une discussion et une réflexion communes ? Par delà cet aspect de race, par delà ces politiques actuelles stériles qui nous congestionnent, qui nous freinent dans la réflexion globale ?
Ce 22 mai devrait ouvrir les oreilles de tous, politiques et tous autres que nous sommes : loin des condamnations, des jugements rapides, interrogeons la colère des jeunes, écoutons-la, et entendons-la. Et asseyons-nous pour y faire face, l’analyser hors de nos convictions et croyances.
Publié dans initialement dans France-Antilles