1re conférence : Spinoza en son temps
— Par Michel Pennetier —
Hegel disait : « Tout philosophe a deux philosophies : celle de Spinoza et la sienne », comme si la pensée de tout philosophe après Spinoza devait repartir sur de nouvelles bases selon les préoccupations de son temps et son propre tempérament sans pour autant faire fi ou ignorer ce bloc philosophique qui se dresse comme un rocher solitaire à l’orée de la modernité. Rien ne symbolise mieux cette présence absolue et solitaire de la doctrine spinoziste que la statue gigantesque du philosophe, un homme vêtu d’un ample manteau qui se dresse sur une place d’Amsterdam, sa ville natale.
Cependant ce serait ne rien comprendre à la doctrine de Spinoza que de croire que cette pensée serait née uniquement d’une réflexion solitaire. Spinoza est tributaire d’une part de ses origines juives ibériques ( les « marranes »), d’autre part des controverses politiques et religieuses très vives au sein des provinces unies des Pays Bas qui viennent de se libérer de la tutelle espagnole. C’est au sein de la diversité culturelle que s’élabore une pensée originale.
La première partie de mon exposé traitera donc des influences que reçut Spinoza au cours de sa vie qui ont nourri sa pensée et comment à travers elles il élabore l’originalité de sa philosophie. On abordera ainsi les écrits théologiques et politiques de Spinoza. La seconde conférence traitera de son ouvrage majeur « L’Éthique » où se déploie toute la doctrine spinoziste sur Dieu, le monde et l’être humain donnant une image exhaustive de ce qu’est la place de l’être humain au sein de la Nature. La troisième conférence traitera d’un point central de la doctrine spinoziste, celui du rapport entre le corps et l’esprit, point central qui révèle toute l’originalité de sa pensée et sa difficulté par son caractère contre-intuitif , mais le savoir scientifique n’est-il pas en son essence contre-intuitif ?
1- L’origine juive de la famille de Baruch Spinoza
Les ancêtres de Spinoza étaient membres de la communauté juive d’Espagne et du Portugal qui au XVIe siècle furent persécutés ou durent abjurer leur religion. Cette communauté avait une longue tradition d’exégèse de la Bible. Les parents de Baruch émigrèrent d’abord à Nantes puis peu de temps après à Amsterdam qui était alors la ville la plus tolérante d’Europe et où se trouvait déjà une importante communauté juive. Le père de Baruch était négociant et la famille vivait dans une certaine aisance quand Baruch naquit en novembre 1632. Baruch fréquenta l’école juive apprenant l’hébreu ainsi que le latin qui devint en grande partie la langue de ses principales œuvres telle « L’éthique », le grec et le français en plus du hollandais qu’il pratiquait dans la vie quotidienne. Au delà de la tradition religieuse et intellectuelle du judaïsme le jeune Baruch lit toute la tradition philosophique de l’Occident et bien sûr scrute la Bible et toute la culture juive et plus particulièrement il étudie profondément l’œuvre de Descartes qui comme vous le savez trouva refuge un certain temps aux Pays Bas quelques années plus tôt. Il est d’abord séduit par le rationalisme cartésien mais découvre bientôt là où le bât blesse : le dualisme cartésien ne peut faire le lien entre le corps et l’esprit sinon par la fiction de la « glande pinéale » , ce dont Spinoza se moquera beaucoup dans le premier livre de l’Éthique. Il fait sien la méthode cartésienne mais ce sera pour remettre en cause le dualisme du philosophe français à travers cette question : comment dépasser le dualisme, comment relier le corps et l’esprit, Dieu et la matière ( mais il dit « l’étendue »). Qu’on imagine cette ébullition intellectuelle qui s’empare d’une jeunesse d’Amsterdam juive ou chrétienne et peut-être certains déjà athées où le jeune Spinoza joue un rôle majeur. Qu’on ne s’imagine pas Spinoza seulement comme un penseur solitaire. Maxime Rovere dans son livre « Le clan Spinoza » a détruit cette légende. Tout au long de sa vie, bien que vivant retiré par nécessité, il sera en correspondance avec bien des intellectuels de son époque.
Cependant un coup de tonnerre achève cette période de jeunesse. Les autorités de la synagogue lancent contre lui un « herem »( bannissement) dont voici une partie du texte :
A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. Nous formulons ce hérem comme Josué le formula à l’encontre de Jéricho. Nous le maudissons comme Élie maudit les enfants et avec toutes les malédictions que l’on trouve dans la Loi. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soir maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi : que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi. Et vous qui restez attachés à l’Éternel, votre Dieu, qu’Il vous conserve en vie. Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits.
C e texte ultra-violent bien sûr fait froid dans le dos. Le fanatisme est certes également réparti dans toutes les religions. Mais on peut donner une raison plus précise. Avertie par l’histoire, la communauté juive d’Amsterdam voulait ne pas faire de vagues, se tenir à l’égard pour pratiquer sa tradition et respecter les lois du pays d’accueil. L’attitude de Spinoza mettait en péril cette prudence.
A partir de cet événement Spinoza devient véritablement un homme unique dans la société de l’époque, un homme sans attache religieuse ( il ne s’est pas converti à une autre religion) , pour ainsi dire il a été le premier homme laïc, le premier libre penseur au sein d’une société européenne où il était inconcevable de ne pas avoir une identité religieuse. En ce sens, oui, il fut un homme seul. Mais peut-on le classer parmi les libertins de l’époque ? Tout le texte de l’Éthique rejette ce jugement.
A peu près au même moment de sa vie, meurt le père de Spinoza. Ce dernier refuse de prendre la succession de son père, il reçoit un maigre héritage, laissant la plus grande partie à ses frères et sœurs , s’installe dans une petite ville à l’écart d’Amsterdam et ouvre un atelier de polisseur de verre ( il fabrique non seulement des verres de lunettes de vue mais aussi des verres pour les lunettes astronomiques dont la science a besoin à l’époque). C’est sans doute cette activité qui conduira à sa mort prématuré à 47 ans, ayant inhalé pendant longtemps de la poussière de verre. Il aura vécu en homme parfaitement libre mais prudent. Ayant été agressé une fois par un fanatique, son manteau déchiré, il fit sienne cette devise de vie : « caude » ( méfie-toi) : méfie-toi de l’intolérance, méfie-toi de la folie et de la bêtise des hommes.
2 – Le traité théologico-politique (TTP)
Je vous présenterai ce soir, assez rapidement deux ouvrages de Spinoza qui permettent de préciser d’une part sa réflexion sur le prophétisme biblique « le traité théologico-politique », d’autre part « le traité politique » , une réflexion sur les différents régimes et sa conclusion qui oriente vers une évolution démocratique de la société.
On pourra se demander aujourd’hui pourquoi Spinoza poursuit une réflexion qui lie intimement l’étude du texte biblique et la politique. La réponse est relativement aisée si on se reporte à la situation politique et religieuse de l’Europe au XVIIe siècle et singulièrement celle des Pays-Bas qui s’appelaient en cette période les Provinces Unies. Les guerres de religions ont secoué l’Europe depuis la Réforme. La guerre de Trente Ans a ravagé le Saint Empire Romain Germanique et les traités de Westphalie en 1648 divisent l’Allemagne en 350 états selon le principe « cujus regio, ejus religio » ( celui qui gouverne décide de la religion de sa population), en revanche le catholicisme s’impose en France, en Espagne, en Italie. Les Pays-Bas suivent une évolution particulière et plus heureuse: ils se sont libérés de l’occupation espagnole, cette région devient la plus prospère d’Europe avec le développement du commerce international et ces circonstances heureuses permettent la cohabitation relativement pacifique des diverses confessions. Les Provinces Unies deviennent une région unique en Europe de liberté de pensée, de tolérance, d’aisance économique et son régime politique s’oriente vers une forme de démocratie. Ainsi Descartes trouva-t-il refuge durant une longue période dans ce pays ( avant la naissance de Spinoza).
Avec le TTP, Spinoza aborde donc le problème fondamental à la fois religieux et politique de la cohabitation en Europe d’interprétations diverses de la Bible, donc de se comprendre et d’œuvrer de concert pour la civilisation. Il ne se contente pas de prôner la tolérance, il envisage plutôt un mode de lecture qui permettra à tous de se rejoindre dans un idéal de perfection humaine conforme « à la volonté de Dieu ». Mais qu’est-ce donc que la « volonté de Dieu » pour Spinoza ? On ne pourra répondre à cette question que par l’étude de l’Éthique que Spinoza écrivit ( mais ne publia pas) avant le TTP. Mes deux conférences vont se nourrir l’une de l’autre. La seconde permettra de comprendre plus profondément la première. Donc je ne vous donne pas toutes les clés aujourd’hui. Ce ne sera qu’une approche.
Le TTP est un ouvrage assez volumineux ( 300 pages dans l’édition de la Pléiade) qui est écrit dans un style à la fois argumentatif et polémique très vivant où transparaît la fougue du tempérament du philosophe. On peut le lire de manière continue mais on risque de ne pas saisir encore tout à fait le fond du fond de la pensée du philosophe. En revanche, si on s’est déjà imprégné de la pensée de l’Éthique, tout deviendra clair ! Et cette pensée tourne autour de la question:qu’est-ce que Dieu ? Et comment puis-je accorder ma pensée à celle de Dieu, ou comment puis-je faire la volonté de Dieu ?
Tous les croyants admettront que c’est en s’imprégnant du texte biblique que l’on trouvera des réponses à ces questions. Or Spinoza commence par nous montrer combien les récits bibliques avec les miracles qui contredisent la saine raison, les récits prophétiques et les visions chargés d’imaginaire sont sujets à caution. Les prophètes sont gens d’imagination et non de véritables penseurs qui peuvent nous livrer une connaissance réelle de Dieu . Ils ont leurs tempéraments et leurs humeurs, ils se contredisent etc … Spinoza sonde le vocabulaire avec des expressions comme « voir le visage de Dieu « ou l’usage du mot « esprit ». Il constate que la religion des Hébreux est une religion nationale qui vise à rassembler un peuple sans se préoccuper du reste de l’humanité, d’où l’idée que la religion est fondamentale dans la constitution d’une nation.
Toutes ces critiques ont pu servir un courant anti-religieux et athée dès le 18e siècle. Mais Spinoza s’en défend vigoureusement dans le TPE. Il parle de la « véritable connaissance « de Dieu qui est comme enfouie dans le texte biblique. Curieusement à mon avis, il ne fait pas appel à la notion de « symbole » ce qui lui permettrait de mettre en relation l’imaginaire du récit et la connaissance spirituelle de Dieu. Spinoza considère que toute la religion n’a de sens que par le comportement vécu du croyant fait de bonté, d’amour du prochain et d’exercice de la vertu. Peu importe donc les différentes voies que peut emprunter l’être humain pour y parvenir. La tolérance pour tout chemin d’accès à la vertu est donc nécessaire et les querelles dogmatiques doivent être bannies. Dans la cité, les polémiques religieuses sont vaines et inutiles mais la liberté d’exprimer sa croyance et sa pensée est nécessaire. Cette attitude naît bien sûr de l’usage de la raison ( du libre examen) qui est le plus sûr chemin pour accéder à une société de paix autant qu’à une connaissance vraie de Dieu comme nous le verrons dans l’Éthique. Si nous anticipons un peu sur la doctrine de l’Éthique , mais ce qui transparaît déjà dans le TTP : le plus sûr chemin vers la connaissance de Dieu , c’est l’usage systématique de la Raison, une raison qui transforme la sensibilité et fait évoluer l’homme vers sa perfection et sa félicité. Pour Spinoza , la Bible et en particulier, les Evangiles contiennent sous forme d’ images et de récits imaginaires les ingrédients qui peuvent conduire grâce à la réflexion ( c’est-à-dire avoir l’idée de l’idée ) à une connaissance de Dieu, c’est-à-dire à une connaissance vraie de la relation entre l’homme et Dieu
3-Le traité de l’autorité politique
Avec cet ouvrage, Spinoza entre dans la longue liste des philosophes qui se sont penchés sur les conditions du vivre ensemble, de faire société pour les humains depuis la « République » de Platon, la « Cité de Dieu »de Saint-Augustin, « Le prince » de Machiavel, « Le léviathan « de Hobbes et plus tard au 18e siècle « Le contrat social » de Rousseau. D’emblée, en introduction Spinoza précise la direction de sa pensée : « Nous avons montré, il est vrai par ailleurs, que la raison est capable de mener un combat contre les sentiments et de les modérer considérablement. Toutefois , la voie indiquée par la raison nous est apparue très difficile. On n’ira donc pas caresser l’illusion qu’il serait possible d’amener la masse, ni les hommes engagés dans les affaires publiques, à vivre d’après la discipline exclusive de la raison. Sinon , l’on rêverait un poétique Age d’Or, une fabuleuse histoire ». La faiblesse humaine oblige donc à inventer les conditions politiques réelles ( législatives, gouvernementales) qui empêchent ou du moins freinent le risque d’injustice et de violence. Le point de vue de Spinoza est pourrait-on dire « matérialiste » au sens noble de ce terme ( c’est la matérialité des législations qui doit permettre une vie sociale aussi harmonieuse et paisible que possible). C’est en ce sens qu’il envisage trois types de gouvernement : le principe royaliste ( gouvernement par un seul), principe aristocratique ( gouvernement par une élite), principe démocratique ( gouvernement par le peuple). Spinoza n’exprime là expressément aucune préférence, bien que le principe démocratique irait dans son sens ( mais cette partie de l’ouvrage est la plus brève, sans doute parce que Spinoza n’a pas eu le temps d’achever cet ouvrage).
4- L’âge d’or de la culture : Spinoza et Vermeer
Avec cet ouvrage, Spinoza est au cœur des problématiques politiques qui agitent les Provinces Unies entre 1640- 1670. Malheureusement dans les dernières années de sa vie l’histoire de ce pays tourne mal et des formes répressives de gouvernement reprennent le dessus. Il n’en reste pas moins que son œuvre est le témoin d’un Age d’Or de la culture européenne ( un âge d’or relatif, mais un âge d’or par rapport à l’oppression et la misère qui règnent dans le reste de l’Europe) . Il y a un autre témoin et c’est le peintre Vermeer. Ils ont été contemporains et ont vécu dans la même ville, mais on ignore s’ils se sont rencontrés. En tout cas c’est le même esprit qui règne dans l’œuvre philosophique de l’un et l’œuvre picturale de l’autre. Regardez la jeune fille qui lit une lettre, la laitière qui exprime tout le bien-être bourgeois, le géographe qui étudie le globe, les ciels brouillés – comme dit Baudelaire dans l’invitation au voyage – au-dessus de la ville. La terre et le ciel s’unissent paisiblement, amoureusement. Tout l’univers est là présent et il n’y a pas d’arrière- monde, pas de besoin d’un au-delà car en fait tout est là si l’homme veut bien se conformer à ce seul et unique monde qui nous est donné. C’est Vermeer et c’est Spinoza .
Que ce rapprochement entre le peintre et le philosophe vous incite à aborder l’œuvre de ce dernier non seulement comme un chemin abstrait et ardu – elle l’est certes – mais un chemin qui mène vers la libération de notre esprit et de notre sensibilité en vue de la plus haute joie spirituelle que l’être humain puisse vivre par l’acceptation entière de ce monde ! Ce que Spinoza nomme la « béatitude ».