Spinoza sé ta nou tou

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Par Georges-Henri Leotin, président de Krèy Matjè Kréyol Matnik

A propos du livre de Roland Davidas, « Que peut le corps des Antillais ? » , éd. Gawoulé

Le livre de Roland Davidas « Que peut le corps des Antillais ? » est un ouvrage proprement extra-ordinaire. Il existe bien-sûr un très grand nombre d’introductions à la lecture de Spinoza, et un nombre encore plus considérable d’études sur cet immense auteur. Ici, avec Davidas, c’est Spinoza qui parle, et qui s’adresse… aux Antillais! Pour leur dire quoi ? Le mieux est sans doute encore de laisser parler Spinoza, ou plutôt de laisser Roland Davidas faire parler Spinoza : « Les Antillais ont tendance à contempler autre chose qu’eux-mêmes ainsi que leur puissance d’agir. Ils ont tendance à contempler leur Impuissance, leur Bassesse, leur complexe d’infériorité, leurs Superstitions ainsi que leurs pouvoirs imaginaires.(…) Ils ne se conçoivent pas comme des Sujets autonomes, actifs et responsables.(…) Doutant d’eux-mêmes et de leur puissance, les Antillais ont tendance à imiter les affects des Autres. Ils sont prompts à s’identifier à l’Autre. Or, cette imitation et cette identification affectives génèrent des passions tristes, telles que l’Envie, la Jalousie ou la Haine imaginaire » (pp.5 à 7).

Spinoza n’avait guère été une référence pour les intellectuels antillais préoccupés par les questions de Libération, Emancipation, Désaliénation, Bonheur… C’est, comme on sait, plutôt le marxisme (dans ses variantes léninistes, maoistes, trotskistes…) qui dominait, à côté d’auteurs comme Fanon, Guévara, Césaire, Glissant… L’originalité de Roland Davidas, c’est de s’appuyer sur Spinoza pour éclairer le chemin de notre libération. Spinoza qui a été un des premiers à se poser la question de « ce que peut le corps » (le corps , pas tombeau de l’âme, mais source de pouvoirs insoupçonnés, et trop rabaissé).

Spinoza qui a revalorisé le Désir, essence de l’Homme, puissance de création et source d’évaluation. Spinoza à l’origine, dans son Traité politique, du concept de « multitude » , « source ultime de toute puissance, de tout droit et donc de toute souveraineté » (pp.50 à 5 4 de l’ouvrage de Davidas).

« NÉGRITUDE » DE SPINOZA

Pour Roland Davidas, même si son oeuvre s’adresse à l’Homme universel, Spinoza nous interpelle particulièrement, « car il s’agit dans l’Ethique, son oeuvre majeure, de l’effort à réaliser pour passer de la Tristesse à la Joie, de la Passivité à l’Activité, et de la Servitude à la Liberté » . Davidas dresse un portrait de ce penseur juif « à la peau fort brune » , « à l’air portugais » . Il rapproche Juif marrane (Juif converti au christianisme sous l’effet de persécutions) et Nègre marron. Maudit mille fois, persécuté, rejeté, méprisé, hérétique : Spinoza est un Nègre, si on considère que Nègre ne renvoie pas à une notion simplement ethnique, mais désigne les Damnés de la Terre (titre que Spinoza pourrait largement revendiquer, quand on songe aux termes de la sentence d’excommunication de la Synagogue d’Amsterdam à son égard! ) Roland Davidas va jusqu’à soutenir que « le vrai inspirateur de la Révolution française, ce n’est ni Hobbes, ni Rousseau ni Voltaire, c’est Spinoza » .

On pourra discuter certaines affirmations, mais le livre de Roland Davidas constitue une très bonne introduction à l’oeuvre de Spinoza pour nos élèves de Terminale, et une lecture stimulante pour tout Homme en général, et en particulier pour les Antillais à qui Davidas fait Spinoza s’adresser. Une remarque d’ordre historique : ce sont des Juifs hollandais venus du Brésil, et qui avaient d’abord fui le Portugal, qui ont apporté en Martinique la technique du raffinage du sucre, au XVII e siècle. Des noms de lieux témoignent de leur passage (par exemple le quartier Brésil à Trinité). Pétèt bien Spinoza ni fanmi isi!

Roland Davidas, qui est l’auteur d’un roman en créole paru en 2005 (« Chien fanm » ), nous donne aussi, en fin d’ouvrage, une traduction en créole d’un passage de l’Ethique, et nous livre aussi le récit d’un court séjour qu’il fit à Amsterdam, sur les traces du Prince des Philosophes. Petit pélérinage manifestant l’immense (et légitime) admiration qu’il a pour celui qui avait écrit : « La fin (le but) de l’Etat, c’est la Liberté » .

Georges-Henri Leotin, président de Krèy Matjè Kréyol Matnik