— Par Michel Herland —
Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, « Poche », 2016, 267 p., 11 €.
La réédition en poche d’un ouvrage publié pour la première fois en 2013 est l’occasion de signaler un travail à bien des égards passionnants, même s’il laisse le lecteur sur sa faim. Achille Mbembe, camerounais d’origine, universitaire, enseigne actuellement en Afrique du Sud. Son livre qui fait appel aux meilleures sources anglophones et francophones, pourvu d’un appareil de notes imposant, ne se rattache à aucune discipline particulière. L’histoire événementielle et l’histoire des idées, la psychologie, voire la psychanalyse, l’anthropologie, la sociologie sont mobilisées dans cet essai qui explore la condition de l’homme noir.
Mbembe considère que la conscience noire est le produit de trois événements fondateurs – l’esclavage, le colonialisme et l’apartheid – trois traumatismes qui ont forgé une mentalité dominée, hantée par la « fantaisie du Blanc »… à ceci près que cette vision des Blancs fantasmée par les Noirs, (en partie créée par ce qu’Althusser nommait des « appareils idéologiques » – théologiques, culturels et juridiques en l’occurrence), s’ancre également dans une « vérité sociale effective » comme le note lui-même l’auteur (p. 78). Sans aller plus loin, disons tout de suite que se trouve ici une limite de l’approche de l’auteur. Au nom de quoi, en effet, privilégier la « fantaisie » sur la « vérité » dans la constitution de la conscience noire (si tant est que l’on puisse généraliser ainsi) ? La fantaisie c’est l’illusion d’une supériorité innée des Blancs ; la vérité c’est la supériorité militaire et technique qui leur a permis, à un moment particulier de l’histoire de l’humanité, d’asservir et de coloniser les Noirs. Qu’est-ce qui permet alors d’affirmer que le sentiment d’infériorité éprouvé par certains Noirs relèverait davantage du « fantasme du Blanc » (ibid.) que du principe de réalité ? La nuance n’est pas seulement de vocabulaire. Insister sur le caractère fantasmatique de la perception des Blancs par les Noirs, c’est, volens nolens, soutenir l’idée suivant laquelle des êtres humains (noirs de peau, en l’occurrence) seraient principalement gouvernés par des illusions. Ce serait accréditer la formule si contestable de Senghor (« l’émotion est nègre, la raison hellène » !)
Autre exemple. Un chapitre analyse comment la traite et plus tard la colonisation se sont appuyées sur le désir des Africains pour les objets nouveaux qu’elles rendaient accessibles. « À plusieurs égards, l’économie politique de la traite des esclaves fut une économie foncièrement libidinale » (p. 172). « La colonie recèle toujours une dimension névrotique et une dimension ludique […] S’il est un secret de la colonie, c’est l’assujettissement de l’indigène par le désir » (p. 178). So far, so good mais est-il vraiment pertinent d’expliquer l’appétence des Africains pour les objets d’importation par un « culte des fétiches » qui aurait été « strictement parlant un culte matérialiste » (p. 171) ? N’y a-t-il pas simplement dans la jouissance attachée à la consommation et dans l’aliénation correspondante un invariant de la nature humaine, qui ne caractérise donc en rien la « raison nègre » ?[i]
Cet essai, très dense, fournit néanmoins quantité d’éclairages pertinents, souvent d’ordre anthropologique. Ainsi en va-t-il du chapitre intitulé « Requiem pour l’esclave » dans lequel l’auteur traite en réalité de la place de la mort, des métamorphoses, des revenants, de l’initiation, des « états orphiques » dans les sociétés traditionnelles africaines. Mais dans quelle mesure ce « paradigme fantomal » (p. 215)[ii] est-il encore présent dans la « raison nègre », l’auteur ne nous le dit pas. Les romans (de Sony Labou Tansi, d’Amos Tutuola) qu’il utilise en guise de témoignages dans ce chapitre laissent cependant penser qu’il serait encore vivace.
La tonalité de l’essai étant nettement tiers-mondiste, on y chercherait en vain la dénonciation frontale des régimes africains contemporains. Si une section évoque bien « des sociétés impotentes assujetties à, et ruinées par, la guerre tribale, la dette, la sorcellerie et la pestilence » (p. 81), l’auteur ajoute immédiatement : « d’une telle réalité nous ne pouvons parler que sous forme lointaine et anecdotique », de telle sorte que « la politique africaine de notre monde ne saurait être qu’une politique de la différence – la politique du Bon Samaritain, celle qui se nourrit soit du sentiment de culpabilité, soit du ressentiment, soit de la pitié, mais jamais de la justice et de la responsabilité » (p. 82). Curieuse formulation de la part d’un auteur qui adopte soudain un point de vue complètement extérieur sur le Continent, comme s’il ne se sentait concerné que de très loin et refusait de salir sa plume alors que tant de ses pairs estiment de leur devoir de dénoncer les tares des gouvernants africains.
Le biais de l’auteur se marque également à la discrétion avec laquelle il considère la traite orientale (deux allusions p. 29 et 77) comme si la traite atlantique était la seule qui importait. « La traite des Nègres doit être analysée sur le plan phénoménal comme une manifestation de la face nocturne du capitalisme et du travail négatif de destruction sans lequel il n’a pas de nom propre » (p. 192). Outre que le capitalisme ne s’est pas contenté de détruire des générations d’esclaves noirs mais qu’il s’est construit tout autant sur la misère d’hommes, de femmes et d’enfants blancs voués à une mort précoce, on a de la peine à comprendre, au vu des chiffres, pourquoi les razzias des marchands musulmans d’esclaves auraient laissé dans la conscience des Africains moins de séquelles que le troc des négriers chrétiens[iii].
Comme le note justement Mbembe, la réflexion sur l’identité nègre est caractérisée par « la tension entre une démarche universalisante et qui clame la co-appartenance à l’humaine condition, et une autre, particulariste, qui insiste sur la différence et le dissemblable » (p. 136). Le courant de la négritude – auquel il est largement fait référence dans l’ouvrage – illustre bien évidemment la seconde tendance. A. Mbembe considère pour sa part, en conclusion, que si la proclamation de la différence est nécessaire pour ceux qui ont été privés d’une part d’humanité, elle n’est « qu’un moment du projet d’un monde en avant de nous […] débarrassé du fardeau de la race et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme » (p. 263).
En attendant, il considère comme inévitable que « la thématique de la réparation [soit] mobilisée par les victimes historiques (sic) de l’expansion et de la brutalité européenne » (européenne seulement !) Quoi que l’on pense du bien fondé de la demande de réparation, l’examen des deux conditions qu’il met en avant montre combien cette revendication est, chez lui, chargée d’ambiguïtés. « D’un côté il faut sortir de tout statut victimaire » : comment serait-ce possible de la part des « victimes historiques » ? « De l’autre, il faut rompre avec la bonne conscience et le déni de responsabilité » (p. 255). L’autre côté, c’est évidemment dans le contexte celui des bourreaux « historiques » des Noirs. Ce qui revient peu ou prou à exonérer les élites africaines de toute responsabilité dans les tragédies vécues aujourd’hui par ceux qui demandent réparation pour les crimes subis par leurs ancêtres. Il ne s’agit pas ici de minorer les exactions des négriers et des colons – ce serait absurde ; simplement de remarquer que, comme on le pressentait, Mbembe a bien une vision en « noir et blanc » de l’humanité avec des Noirs innocentes victimes, d’un côté, et de grands méchants Blancs, de l’autre. Une approche plus nuancée aurait rendue plus convaincantes des analyses par ailleurs fort riches dans lesquelles chacun trouvera de quoi nourrir ses propres réflexions.
[i] Sans remonter jusqu’à Marx et au « fétichisme de la marchandise », on consultera à ce propos avec intérêt à Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude – Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, 2010.
[ii] Expression qui semble renvoyer à L’Afrique fantôme de Michel Leiris, lequel n’est pourtant pas cité à ce point.
[iii] Selon les estimations généralement admises par les historiens, la traite orientale aurait concerné en tout quelque 29 millions de personnes contre 12 pour la traite atlantique. Pour une synthèse équilibrée des effets de la traite et de la colonisation sur le développement économique de l’Afrique, cf. Jacques Brasseul, Histoire économique de l’Afrique tropicale des origines à nos jours, Armand Colin, coll. « U », Paris, 2016.