— Par Selim Lander —
Assistant, à Aix-en-Provence, à la représentation des deux superbes pièces de Preljocaj créées pour le New York City Ballet, Spectral Evidence, en 2013, sur une musique de John Cage et La Stravaganza, en 1993, sur des airs religieux de Vivaldi (plus quelques morceaux contemporains), on réfléchissait au contraste surprenant entre le spectacle donné sur la scène, empreint de la gracieuse élégance des danseurs, et celui qu’offrait la salle remplie de spectateurs ordinaires, lesquels, pour n’être pas vraiment des « gens ordinaires », se présentaient dans des atours dépourvus pour le moins d’élégance (à de rares exceptions près). Ce laisser-aller qu’on remarque désormais presque partout en France – y compris, dans les prétoires, à l’accoutrement des juges et des avocats – est-il le signe d’un égalitarisme démocratique de bon aloi ou, à l’inverse, celui d’une décadence profonde ? La question reste ouverte. Il n’en demeure pas moins que le contraste entre la salle et la scène apparaît aujourd’hui bien plus marqué qu’aux temps où l’on « s’habillait pour sortir », tout au moins les membres de la classe supérieure qui occupaient les loges, le parterre et le premier balcon. Alors que la classe qui se presse aujourd’hui aux spectacles est toujours plus ou moins la même, il devient difficile de la reconnaître. Il y a bien l’opéra et quelques soirées de gala où des efforts en matière vestimentaire sont encore sensibles mais les costumes masculin et féminin s’étant tellement simplifiés, il n’y a pas une si grande différence. Notons que si le laisser-aller général des spectateurs ne se remarque pas dans les salles de cinéma, obscures par définition, ou au théâtre, cela tient simplement au fait que le cinéma et le théâtre nous présentent des personnages le plus souvent semblables aux spectateurs. Les uns étant les miroirs des autres, tout baigne dans une « normalité » invisible. Il n’en va pas de même dans un ballet dont les interprètes sont tous jeunes et beaux. Là, le décalage est flagrant : le spectateur n’a pas devant lui un reflet de lui-même mais l’image de celui qu’il aspire sans doute à devenir, s’il est encore juvénile et déjà passionné par la danse, ou le regret de celui qu’il fut peut-être ou plus vraisemblablement qu’il aurait voulu être.
Il y a certes des exceptions. La danse contemporaine n’est pas obligée de respecter les canons de la danse classique. Ainsi peut-il arriver que se produisent désormais sur scène des êtres un peu trop bien en chair ou ayant dépassé la limite d’âge. Il peut même se faire que la chorégraphie soit « contemporaine » au sens le plus négatif du terme, c’est-à-dire qu’elle renonce à montrer la grâce et la beauté.
Ces tristes exhibitions demeurent – dieu merci –exceptionnelles[i] et ne se rencontrent en tout cas pas chez Preljocaj. Toutes ses créations démontrent qu’il est un vrai amoureux de la grâce et de la beauté. S’il ne refuse pas les prouesses physiques ni les démonstrations de force, il veut que toujours l’élégance règne en maître. On en a la confirmation avec ses deux créations pour le NYC Ballet. L’argument de Spectral Evidence se fonde sur la malheureuse histoire des sorcières de Salem représentées sur le plateau par quatre danseuses vêtues d’un vêtement blanc marqué d’une tache rouge sang. En face d’elles, quatre hommes en noir seront leurs juges et leurs bourreaux. Au départ, une longue table où siègent les juges, avant que n’apparaisse, derrière chacun, une sorcière. Par la suite, la table se scindera en quatre éléments : prismes triangulaires qui deviendront les cachots puis les tombeaux des sorcières. Cette pièce, comme la suivante, est très enlevée, les tableaux se succèdent rapidement, presque trop, ce qui est un bon moyen de retenir l’intérêt du spectateur. Les changements de décor, c’est-à-dire de l’agencement des quatre prismes, sont réalisés par les danseurs en toute discrétion. Curieusement, cette pièce laisse moins transparaître la violence présumée des juges envers les sorcières que leur complicité. La danse peine souvent à raconter une histoire immédiatement lisible : telle est la règle de ce jeu normalement sans parole.
La Stravaganza précède Spectral Evidence d’une quinzaine d’années. Qu’elle ait battu Spectral Evidence à l’applaudimètre conduit obligatoirement à s’interroger : faut-il y voir le signe d’un épuisement du maître (né en 1957), de sa capacité à se maintenir au niveau d’inventivité qui fut le sien plus jeune ? Après tout, de nombreux artistes voient diminuer ainsi avec le temps leur créativité. Il serait présomptueux de notre part de vouloir trancher là-dessus. Relevons simplement trois éléments qui ont pu faire pencher la balance en faveur de La Stravaganza.
La musique de Vivaldi, tout d’abord, à la fois somptueuse et entraînante, à croire qu’elle fut écrite pour être dansée. Ensuite, la juxtaposition sur le plateau de deux univers (incarnés chacun par six danseurs, trois hommes et trois femmes) : celui des conquistadors, immédiatement reconnaissables à leur habillement, et un autre plus mystérieux (incarné par des danseurs vêtus de costumes couleur chair), censé représenter l’Amérique d’aujourd’hui. (Mais on pourrait y voir aussi bien autre chose, par exemple le monde des morts, les six danseurs de ce monde-là n’étant autres alors que les fantômes des six autres, premiers habitants de l’Amérique.) Last but not least, un duo final particulièrement imaginatif et émouvant réunit les deux mondes qui n’étaient pas en principe appelés à se mélanger. Et tout cela, on l’a dit, est porté par une musique sublime, moins dérangée que sublimée par les irruptions de la musique électroacoustique à tonalité plutôt guerrière.
Les danseuses et danseurs sont en général impressionnants de maîtrise, malgré quelques petits écarts de synchronisation entre les quatre « sorcières » de la première pièce. Une mention spéciale pour les trois garçons américains modernes de La Stravaganza (si l’on suit la note d’intention du chorégraphe et renonce à voir en eux des spectres), servis, il est vrai, par une chorégraphie particulièrement athlétique.
Au « Pavillon Noir » du ballet Preljocaj, Aix-en-Provence, les 10, 11 et 12 septembre 2015.
[i] Citons dans ce domaine, comme exemple d’un échec flagrant, la calamiteuse prestation d’Anne Teresa de Keersmaeker dans la Cour d’honneur d’Avignon en 2013. http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/billet-davignon-2013-10-jean-paul-delore-anne-teresa-de-keersmaeker/