Souvenirs de Mai 68

— Par Gary Klang—

En mai 68, j’habitais au 34, rue Gay-Lussac, à Paris, avec mon frère Serge et mon complice Bobby Labrousse. Un immeuble typiquement parisien, avec une minuterie faiblarde qui nous donnait à peine le temps de monter et, à l’entrée, une vieille concierge qui observait tous les mouvements, en tenant un gros chat dans ses bras. Au-dessous de mon appartement, une dame pleine de gaieté : Madame Paul Fort, la femme du poète, jeune fille de 85 ans.

Pourquoi cette digression sur le 34 ? Parce que la première barricade fut érigée dans la nuit du 10 au 11 mai, juste en face de mon immeuble. Les policiers campaient au bas de la rue, matraque en main, tout près du jardin du Luxembourg et un peu plus loin, leur faisant face, je me trouvais devant le 34 avec quelques copains qui avaient, tout comme moi, fui la dictature du médecin malgré lui : Bobby Labrousse, Gérard Aubourg, Ernst Wilson, Jean-Claude O’Garro…

La grande révolte de 68 commença dans l’improvisation. Un quidam, devant le 34, proposa en souriant de dépaver la rue et d’ériger des barricades afin de se protéger des CRS appelés SS. Tout le monde trouva l’idée géniale et ce fut le début des réjouissances. Un journaliste, un peu effarouché, essaya timidement de prendre des photos, mais se heurta au refus catégorique des étudiants.

– Camarades, foutez-lui la paix, dit alors un rouquin goguenard, laissez-le faire son boulot.

C’était Daniel Cohn-Bendit, planté lui aussi devant chez moi. Cette simple phrase suffit à ramener le calme et, 56 ans après, je revois encore Dany le Rouge devenu vert tendre, sourire aux lèvres et s’amusant comme un gosse du spectacle.

Tout allait pour le mieux, mais vers minuit la fête tourna à la confrontation lorsque les CRS nous attaquèrent avec une brutalité digne des tontons macoutes. Croyant nous faire peur, ils déclenchèrent sans le vouloir une révolte qui allait devenir incontrôlable. En plus de dépaver, les étudiants brûlèrent toutes les voitures garées à la rue Gay-Lussac et ailleurs. Celles de notre rue furent transformées en bûchers dont l’hérétique était l’ancien système. Un voisin en grilla 4 et un de nos amis étudiants perdit une main dans cette nuit folle : un CRS lui avait balancé une grenade dite « non offensive » !

Quand la police arriva au 34, nous avions installé une infirmerie improvisée où tant bien que mal nous soignâmes quelques blessés. Je me souviens d’un homme qui eut le tympan crevé et de l’appartement rempli d’amis et d’inconnus. Jules Badeau (surnom donné à un habitant de l’immeuble) passa la nuit chez nous en bavardant sans cesse, ce qui agaça Bobby Labrousse au point que, pour le faire taire, il lui introduisit dans le nez une longue plume d’oie prise dans un vieux coussin. Sans oublier Tête de Poisson, autre surnom qui qualifiait une stalinienne pleine d’enthousiasme pour des lendemains chantant des airs de balalaïka.

Et c’est ainsi que nous passâmes une grande partie de la nuit sur le pied de guerre, respirant à pleins poumons les gaz que nous lançaient les CRS.

Lorsque le calme revint après des heures de lutte, les amis rentrèrent chez eux, mais Jean-Claude O’Garro choisit de rester, même si, à cause du manque de lits, je n’eus pas d’autre choix que de l’installer sur une vieille chaise.

Le lendemain matin, la rue Gay-Lussac était devenue un champ de bataille : carcasses de voitures, chaussée dépavée, barricades aplaties… et le quartier se replia sur lui-même.

Interdit d’interdire !

L’imagination au pouvoir !

Après avoir vécu l’horreur macoute en Haïti, j’allais connaître, à Paris, le bonheur de l’Utopie réalisée. Et ici je prie le lecteur de croire que je pèse chaque mot et que rien n’est exagéré. Pendant plusieurs jours, dans ce Quartier latin où il n’y avait plus ni loi, ni police, je sus ce que signifiait vraiment le mot Fraternité. L’homme n’était plus un loup pour l’homme, mais un frère au sens le plus fort. On adressait la parole à n’importe qui et chacun partageait ce qu’il venait d’acheter. J’ai vu de vieux messieurs, qui avaient sans doute guerroyé en 14, tutoyer les jeunes et se faire tutoyer par eux spontanément, comme si la chose allait de soi. J’ai vu des cercles se former dans les rues avec des gens qui ne se connaissaient pas la veille, et pour celui qui a vécu parmi les Parisiens, gens parfois raides et compassés, on comprendra sans peine ce que cela voulait dire. Jean-Claude me dit que pour une fois il ne souffrait d’aucun racisme. En abolissant la loi et les contraintes, en chassant la police du Quartier latin, on avait rendu l’homme vrai, libéré de tout préjugé. Au lieu d’une meute d’enragés, Mai 68 avait fait de nous des Frères. J’affirme que c’est la seule fois de ma vie où j’ai connu un sentiment de bonheur absolu. Je vivais enfin dans une société humaine. Il n’y avait ni stress, ni agressivité. Aucune barrière entre les hommes, tous ces murs invisibles et absurdes qu’ils dressent entre eux, au lieu de s’ouvrir aux autres. Mai 68 avait tout balayé.

Levés à n’importe quelle heure, nous ne pensions qu’à nous rendre le plus vite possible dans la rue afin de refaire le monde.

Le tout dans le farniente et l’insouciance, sans nous préoccuper de ce qui se passerait lorsque le général de Gaulle réagirait, car l’Utopie nous semblait naturelle. C’était ainsi qu’il fallait vivre, joyeux, détendu, sans angoisse, et non stressé, tendu, aigri contre le monde entier.

En plus des discussions interminables dans la rue, nous nous rendions à des réunions improvisées à la Sorbonne et, un jour, le Pape en personne nous rendit visite, j’ai nommé Jean-Paul Sartre qui, assis par terre dans la cour de l’Université, prenait visiblement plaisir à s’entretenir avec nous. Une autre star, Aragon, lui aussi daigna se déplacer. Mais il n’eut pas la chance de Sartre car Cohn-Bendit l’interpella en lui disant que ce n’était pas la place d’une crapule stalinienne.

Le mot fit mouche comme beaucoup d’autres et, de ce jour, les communistes devinrent des crapules staliniennes. Je date de ce moment la dégringolade du parti de Georges Marchais, le début de la fin des nostalgiques du Palais d’hiver.

Mai 68, ce fut le refus de toutes les dictatures, qu’elles fussent de gauche ou de droite. Un désir absolu de liberté.

Sous les pavés la plage !

Et si grande était notre joie qu’un de nos amis se libéra de la peur qu’il avait des macoutes à partir des événements de mai. Il était arrivé à Paris, traumatisé par un séjour à la prison-mouroir de Fort-Dimanche, et il se retournait sans cesse en marchant, de peur d’être suivi par les espions de Duvalier.

Il fut guéri par l’Utopie et jamais plus ne fit de rechute.

Mai 68 fut la psychothérapie la plus formidable qu’on pût imaginer. Les habitants du Quartier latin comprirent d’un seul coup qu’il y avait autre chose dans la vie que l’aigreur et le ressassement. Autre chose que l’exclusion.

Le bonheur était possible !

La fête dura quelques jours, mais pas assez. La vie « normale » reprit son cours, autrement dit le stress, les engueulades, la mesquinerie, toutes les barrières que les hommes mettent entre eux. Le Général de Gaulle se ressaisit, décidé à se défaire de la chienlit, comme il disait. André Malraux, qui pourtant avait été révolutionnaire dans sa jeunesse, défila sur les Champs-Élysées, et tout « rentra dans l’ordre ». La fête avait pris fin. La terre est une vallée de larmes, petit homme. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.

Je compris alors que tout gouvernement, fût-il démocratique, n’était qu’un pis-aller. Il n’y a pas de vrai bonheur sans absence de contraintes. Oh, je sais bien qu’on ne pouvait pas toujours vivre de la sorte. Il fallait bien que « business as usual », que les usines tournent et que les enfants aillent à l’école. Mais je sais aussi que cela n’est pas le bonheur.

J’ai appris également (corollaire de ce qui précède) que Rousseau a raison.L’homme naît bon, la société le déprave. Ou plutôt, l’homme naît neutre. Durant la période utopique de Mai, tous ceux que j’ai côtoyés étaient devenus bons.Spontanément.

Mais les mots me manquent. Il est des expériences inexprimables.

Je cède ici la parole à Rimbaud, vrai fils de Mai avant la lettre, qui vous dira mieux que moi ce que j’ai ressenti après la fête :

« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. Paysan. »

En 2024, le Rêve est mort, tué par les politiciens.

Sous les pavés, la haine !

Voici venu le temps des petits hommes.

GARY KLANG