Éloge du petit format
— Par Selim Lander —
On a souvent regretté ici, tout en la comprenant, la multiplication des « seul en scène » au théâtre. On comprend les contraintes économiques. Ce qui n’empêche pas de regretter, autant pour les comédiens qui perdent des occasions de s’employer, que pour le spectacle qui se trouve dépourvu de ce qui a fait de tout temps la caractéristique principale du théâtre : l’interaction entre plusieurs personnages. Il faut néanmoins reconnaitre que, présentée dans un espace réduit qui lui convient, cette forme peut créer une connivence particulière avec le comédien et favoriser la naissance d’une émotion plus facilement que les grandes machines. Encore faut-il a priori que deux conditions soient réunies : un texte de qualité et une interprétation à la hauteur.
Nous ne cacherons pas que le texte – qui fait trop penser aux Monologues du vagin sans jamais égaler leur troublante crudité – ne nous laissera pas un souvenir impérissable. On ne doute pas cependant qu’il puisse paraître très fort à celles de nos sœurs qui découvriront à travers lui qu’il est permis de verbaliser ses frustrations les plus intimes. Les autres spectateurs n’y trouveront aucune révélation. La chair est souvent triste ; le sexe peut vite devenir une corvée pour certain(e)s ; pour d’autres il est une drogue qui se consomme à deux (passion sensuelle) ou à plusieurs (échangisme) ; la prostitution n’est pas nécessairement synonyme d’aliénation : tels sont les fragments du discours amoureux égrenés dans la pièce.
Mais, nous l’avons écrit également ici, les ressorts de la réussite, au théâtre, sont divers. Le plus souvent, un bon spectacle tient sur les deux pieds ci-dessus mentionnés : le texte et l’interprétation. Cependant l’expérience prouve qu’aucune des combinaisons envisageables entre les deux n’exclut la possibilité d’un succès, y compris la simple lecture du texte par un comédien, sans la moindre mise en scène, ou le spectacle totalement dépourvu de paroles comme dans le théâtre d’objets. Sous ma peau est une incontestable réussite grâce à la mise en scène qui joue à fond sur le côté spectaculaire (et aussi, bien sûr (1), grâce au talent de comédienne de la même Geneviève de Kermabon (2)).
Pour incarner les personnages de la pièce, la comédienne revêt des défroques différentes, elle se cache souvent derrière des masques, elle se métamorphose même en vieille femme en se dissimulant derrière une poupée pourvue d’une tête aux dimensions exagérées et dont les lèvres s’écartent quand il faut pour accompagner le texte dit par G. de Kermadon. Ce personnage étonnamment expressif est sans doute le clou du spectacle. Mais bien d’autres figures apparaissent puis disparaissent. On retiendra en particulier l’écuyère de cirque couverte d’un bustier chamarré, qui joue avec la corde suspendue dans les cintres ; l’homme nu pourvu d’un phallus avantageux quoique flasque ; la prostituée drapée dans une minirobe confectionnée devant nous dans un rouleau de film plastique noir ; et – cela va sans dire – la femme aux quatre jambes de l’affiche. Les changements de costumes s’enchaînent sans temps mort. On s’émerveille de découvrir les surprises qui nous sont réservées. La musique presque constamment présente s’accorde aux sentiments des personnages. Tout cela fait de Sous ma peau un spectacle mémorable, en dépit de l’absence d’une progression dramatique. Mais cela, c’est dû au texte, et la leçon de mise en scène apparaît d’autant plus remarquable.
Les représentations de Sous ma peau ont ouvert le festival de Fort-de-France qui se déroule chaque année en juillet. Fallait-il absolument innover et les situer dans la cour de l’ancien palais de justice (Espace C. Darsières) ? Le cadre est incontestablement agréable, mais faute d’avoir installé des gradins, les spectateurs – à l’exception des premiers rangs – n’étaient pas dans les meilleures conditions pour goûter au spectacle. Un tel choix présentait en outre un risque météorologique non négligeable. Fort heureusement, de ce côté, les dieux furent avec les organisateurs.
En tournée à Fort-de-France, le 5 juillet 2014.
PS : A l’issue de la pièce, on pouvait voir, dans le jardin, une exposition de statues vivantes juchées sur des piédestaux, des nus féminins maquillés avec exubérance par Bénédicte Guillaume. Une exposition ambiance Eyes Wide Shut qui fut reçue plutôt comme un happening ou une performance. En témoignait la réaction des spectateurs, étonnamment silencieux, certains photographiant timidement. Si le nu en peinture ou en sculpture ne dérange plus grand monde, il n’en va pas de même, à l’évidence, pour le corps nu vivant qui se montre publiquement.
(1) « Bien sûr », parce que le talent des comédiens/comédiennes est le seul ingrédient absolument indispensable pour ravir les spectateurs.
(2) Voir ici un article de Libération qui présente la comédienne, issue d’une famille de petite noblesse bretonne, passée par le cirque, qui a déjà produit, dans la même veine, des spectacles remarqués :
http://www.liberation.fr/culture/2012/06/18/genevieve-de-kermabon-elle-joue-sa-peau_827311