— Par André Lucrèce—
Nul ne peut se satisfaire de notre situation sanitaire calamiteuse, de la fracture sociale en cours et de la catastrophe annoncée d’une partie de notre économie. Ces éléments nous convoquent, non pas à la rhétorique, mais à nous doter d’une lucidité dans l’analyse de la situation, élément indispensable afin de nous orienter vers un accomplissement.
Une réflexion de Tukaram, poète indien, a attiré mon attention : « Je suis venu de loin, dit-il. J’ai souffert de maux effrayants et j’ignore ce que réserve mon passé. » Tout ici est vrai en ce qui nous concerne. Et nous semblons attendre dans une instabilité fébrile, dans le foyer d’une identité fragile, les effets de ce passé.
Il ne s’agit pas pour nous d’entretenir avec le réel une relation faite de flous, de fantasmes et de fantômes au moment même où des effondrements et des tentatives de reconstruction sont en cours. Or, le discours qui a en charge l’analyse en est à implorer le passé de nous livrer le rhésus de notre identité. Ces réminiscences réactionnelles cherchent le futur dans un passé enjolivé à leur guise qui les aide à produire un discours dans lequel des idéalités se sont endormies pour toujours.
Fanon nous le rappelle avec vigueur : pour lui l’absolu refus est celui « de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé ». Et on ne se rend pas compte que c’est là matière à respecter notre histoire, à ne point la solliciter en excès, comme une soubrette dont on abuse, tout en n’assumant pas nos responsabilités : à savoir fertiliser notre conscience immédiate face à notre réalité tragique. A l’opposé de ces exigences envers l’histoire, chaque génération a comme devoir de penser son temps, de créer des noyaux d’intelligibilité qui orientent notre action. En l’occurrence, l’urgence est de faire face à la dévastation que nous subissons à cause d’un virus qui, sorti d’une commune présence d’espèces, tente de s’éterniser par la multiplicité des contacts humains.
Ma thèse est qu’une société qui accorde trop à l’entropie, qui fait excès de concession au désordre, crée sa propre fragilité : elle devient vulnérable. Nos sociétés, Martinique et Guadeloupe, présentent des caractéristiques particulières qui font qu’elles sont aujourd’hui objectivement dominées par un désordre qui s’exalte en tensions et en cris, sans que cela ne constitue un projet alternatif de politique sanitaire qui puisse maîtriser l’épidémie et son cortège de morts.
Tenir compte à ce propos de trois éléments significatifs : premièrement, nos sociétés ont été incapables de maîtriser le désordre inhérent aux dynamiques sociales et de faire en sorte qu’il annonce un ordre renouvelé, deuxièmement, le vécu micro-insulaire contribue à densifier les informations, ce qui amplifie le désordre, troisièmement, les tensions engendrées par la modernité ont des effets sensibles sur l’ensemble de la société. Cela se manifeste, aussi bien dans la souffrance que dans la jouissance, par une énergie sociale compulsive.
Ces éléments d’analyse formulés dans mon livre Souffrance et Jouissance aux Antilles publié il y a une vingtaine d’années, on l’aura compris, sont encore actuels. Cela doit nous interroger. Mais c’est le propre des crises de révéler jusqu’à la matrice les pathologies structurelles des sociétés.
André Lucrèce