— Par Michèle Bigot —
Tiago Rodrigues
Festival d’Avignon 2017, 7=>16 juillet 2017, cloître des Carmes
Le cloître des Carmes se prête à merveille à la dimension poétique que T. Rodrigues a voulu donner à son spectacle. L’action se déroule sur la scène d’un théâtre en ruine, ou à l’abandon ; or le cloître présente des vestiges de pierre qui encadrent le plateau. Le romantisme reprend ses droits, l’ambiance est celle des tableaux d’ Hubert Robert. Un sol couvert de bois d’où s’échappent quelques herbes folles qui plient dans le souffle du mistral, comme les voiles qui recouvrent les murs. Sur fond de ciel étoilé. Voilà le décor rêvé pour donner vie au drame du théâtre.
Car le drame du théâtre (non moins que sa force) c’est la vie éphémère. Quoique dépourvu de durée, l’art théâtral passe les siècles sans que sa vitalité faiblisse. En ce sens, la pièce de T. Rodrigues est un hymne au théâtre, dans sa dimension la plus pragmatique (le rôle des souffleurs) autant que dans sa dimension littéraire : les grandes tragédies, les grands auteurs de la tradition sont présents par leur texte. Au centre du dispositif, la voix et le souffle. Au centre de l’action le rôle des souffleurs.
L’idée est née d’une discussion avec Cristina Vidal, qui est souffleuse au Teatro Nacional Dona Maria II. Un travail de documentariste est à la base de la fiction. Il s’agit de collecter les témoignages des employés du Théâtre national. L’idée est là, mais pas le texte définitif : juste quelques fragments qui serviront de base. Le travail scénique commence par le vide. Fidèle à la tradition impulsée par le collectif Tg STAN, qui prône l’absence de hiérarchie ou de fonctions précises dévolues à chacun au sein du groupe, l’auteur laisse à la troupe l’initiative de broder sur un canevas. L’argument, c’est le rôle des souffleurs. On laisse venir, on interroge les acteurs, les questions s’étoffent, le texte est en train de naître. L’inspiration est au rendez-vous car il s’agit justement de réfléchir sur le souffle, la respiration et la primauté du texte. Le métier de souffleur fait métaphore car c’est une voix qui vient seconder une autre voix, mais il fait aussi synecdoque, puisque cette petite partie du dispositif restitue la totalité de l’entreprise théâtrale. Et pourtant les souffleurs disparaissent au théâtre et c’est le régisseur qui prend le relais. Autre métaphore de la disparition programmée du théâtre, comme les ruines. Qui nous dit que « fermer tous les théâtres ne fermera pas le théâtre » selon les propres mots de l’auteur. Voilà un art qui survivra à sa ruine, une voix que rien ne fera taire.
Belle idée ! Mais comment va-t-on passer de ces considérations théorico-politiques à un spectacle scénique ? Par un texte et une mise en scène reposant sur un jeu de décalage, d’échos, de double. Le personnage de Cristina est présent sur scène. Le récit, c’est celui de sa vie de souffleuse. Mais elle ne parle pas directement, car tel n’est pas son rôle. Alors commencent les effets de double et de miroir. L’idée forte c’est qu’au théâtre, on n’est jamais sûr de la source d’où vient la voix. Il y a une insondable profondeur dans le transfert des voix. L’auteur écrit un texte, dit par un comédien (indéfiniment renouvelable) doublé par un souffleur. Celui-ci veille à l’intégrité du texte. Il importe que rien ne se perde dans cette transmission des grands textes (L’Avare, Les Trois Sœurs, Antigone , Bérénice ). Le plus discret agent, le souffleur, est en fait le cœur du dispositif. Il est et il n’est pas l’acteur. Il connaît le texte aussi bien et mieux que lui, il le vit sans le jouer. Il est l’ombre portée du comédien, et la mise en scène joue de ce dédoublement qui donne vie aux fantômes. C’est plein de subtilité, c’est parfois drôle, parfois tragique, toujours émouvant. Jusque la scène finale, où Cristina prend la parole, non pour raconter son histoire, mais pour réciter ce texte qu’elle porte en elle depuis tant d’années. Servie par la lumière poétique de Thomas Walgrave, la mise en scène s’appuie sur le talent de comédiens confirmés, celui des acteurs choisis par Tiago Rodrigues, Sofia Dias, Vitor Roriz et Béatrice Brás : leur présence en scène est à la fois forte et discrète. Au total, le spectacle, audacieux sans être cérébral, a de quoi ravir même les plus tièdes des spectateurs.
Michèle Bigot
Madinin’Art
Au Teatro Nacional de Lisbonne, quand Tiago Rodrigues en a pris la direction, fin 2014, les souffleurs existaient toujours. Et c’est l’une d’elle – souffleuse, donc –, Cristina Vidal, qui est au cœur de ce spectacle. Elle est là, en chair et en os sur le plateau, une femme sortie de son trou à émettre des mots pour les autres, dans sa présence bien réelle. Mais Sopro n’est ni une biographie de Cristina Vidal, ni un spectacle documentaire ou sociologique
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