— Par Yves-Léopold Monthieux —
On le sait, la liste Ensemble pour une Martinique nouvelle (EPMN) conduite par Serge Letchimy, dernier président de la défunte région, était largement favorite à l’élection des 3 et 16 décembre 2015 de la nouvelle collectivité territoriale de Martinique (CMT). On a pu dire que les habits de président de cette collectivité avaient été inspirés par le successeur d’Aimé Césaire, et à ses mesures. Le président du Parti progressiste martiniquais (PPM) avait en face de lui un vieil et redoutable adversaire, Alfred Marie-Jeanne. Mais il avait battu ce dernier aux élections municipales de Fort-de-France, en 2001, et aux élections régionales de 2010. En outre, ce dernier pouvait paraître fatigué sous le poids de l’âge et de ses nombreux combats politiques. Par ailleurs, Serge Letchimy avait su, par le biais de l’EPMN, obtenir l’adhésion de plusieurs maires notamment de droite et paraissait pouvoir compter sur la quasi-totalité des réseaux qui structurent la société civile martiniquaise. Il avait donc de bonnes raisons de croire à la victoire facile.
Une décision singulière, intransigeante et précipitée
En cette soirée électorale du 1er tour, fort de ces assurances ou à cause d’elles, Serge Letchimy allait commettre une erreur capitale, nettement plus décisive sur l’issue du scrutin que les comportements et incidents commis dans l’entourage de certains de ses colistiers. Grisé par une avance confortable (38,96% contre 30,28 % à son adversaire) et estimant la victoire acquise, il s’était empressé de déclarer en guise de barrière sanitaire, en quelque sorte, son opposition à toute perspective de fusion, au second tour, de la liste qu’il conduisait avec une autre. « Tèt chouval mwen douvan » avait pu se dire le fils du fringant cavalier que j’ai connu dans mon enfance ; il avait eu une avance qui, selon lui, suffisait pour garantir le succès final. Sauf que les turfistes n’utilisent cette expression qu’à l’arrivée de la course. Pour leur part, comme happé par l’euphorie ambiante, la presse et les politologues ne s’étaient pas étonnés de la singularité de cette décision et surtout de sa précipitation.
Deux autres listes étaient en mesure de jouer utile au second tour : celle du mouvement de droite Ba péyi-a an chans, conduite par Yan Monplaisir et celle du parti Nou pèp-la dirigée par Marcellin Nadeau. BPAC était en mesure de se maintenir ou de s’allier pour le tour suivant, tandis que NPL ne pouvait que s’allier à l’une des 3 autres listes, ou disparaître. Il est clair, en effet, que le bouclier de Serge Letchimy conduisait à l’élimination pure et simple de son seul allié potentiel. S’il avait mis le bouillant Daniel Chomet sur sa liste en quasi situation d’inéligibilité, ce n’était pas pour se coltiner pendant 6 ans l’ambitieux Marcellin Nadeau. Par ailleurs, il a pu dédaigner tout rapprochement avec Ba péyi-a an chans, surtout que sous l’égide d’EPMN, il avait déjà fait son marché à droite avec Osons oser et le Parti régionaliste martiniquais. Encore que pour le BPAC, aux dires du maire de Case-Pilote Ronald Monplaisir, un ralliement de second tour de son frère Yan à EPMN ne paraissait pas de l’ordre de l’impossible. Quoi qu’il en soit, les critiques visant la volonté d’hégémonie du PPM y trouvèrent matière à se renforcer. Convaincu qu’il y aurait au second tour une triangulaire mortifère pour les deux autres candidats, Serge Letchimy a-t-il cru que AMJ ne pouvait pas s’adjoindre la partie de la droite qui ne l’avait pas rejoint ? S’est-il posé la question de savoir d’où la liste EPMN envisageait de trouver les 12% de suffrages qui lui manquaient pour atteindre la majorité absolue ?
L’espoir d’une triangulaire mortifère pour les deux autres candidats
Dès lors, la position intransigeante de Serge Letchimy, dévoilée dès la fin du scrutin, allait priver la liste EPMN de l’unique possibilité d’apport de suffrages au second tour. Cette stratégie dévoilée dès la fin du scrutin allait faire le miel du redoutable tacticien Alfred Marie-Jeanne, lequel allait dare-dare envisager un accord avec Monplaisir qui avait tout à gagner de l’opération. Entre la victoire assurée d’EPMN et une opposition désordonnée à la CTM, d’une part, et, d’autre part, une possible majorité de travail, le Gran Sanblé et Ba Péyi-a an chans ont fait le second choix. La constitution du GSPBPAC eut l’effet d’une bombe qui ébranla les certitudes naïves d’EPMN et réduisit à néant la stratégie de son leader. Les accusations de « coalition contre nature » adressées au GSPBPAC furent de peu de poids face au souvenir que le MIM et la droite avaient été des partenaires à la région pendant plusieurs années, et eu égard à la présence d’une partie de la droite dans la liste EPMN. Reste que le rappel du succès électoral de GSPBPAC qui avait, une fois de plus, mis en évidence l’expertise de Marie-Jeanne, n’est en rien un jugement sur l’action politique qui a ensuite été menée, laquelle fera sans doute l’objet de débats futurs.
Pour le prochain renouvellement de l’assemblée territoriale on semble avoir retenu la leçon, s’il est vrai que les approches les plus insolites sont entreprises et que tout le monde est prêt à s’allier avec tout le monde, sans se pincer le nez. Et les partis de droite, à s’offrir. Le seul objectif est la victoire à l’élection de la CTM qui, jusqu’à plus ample informé, devrait se tenir en mars prochain. Reste que ce nouveau coup politique d’Alfred Marie-Jeanne avait, comme dommage collatéral, permis aux « titrologues1 » de railler le seul ouvrage écrit sur les exploits et les faiblesses du leader politique hors norme, que son auteur avait trop tôt intitulé « la fin d’une époque2».
Fort-de-France, le 6 octobre 2020
Yves-Léopold Monthieux
1 Le néologisme « titrologue » s’applique aux lecteurs qui ne lisent que les titres des ouvrages et des articles. Ces derniers ne se privent pas de proférer des jugements péremptoires sur des textes qu’ils n’ont pas lus.
2Alfred Marie-Jeanne, La fin d’une époque – Yves-Léopold Monthieux. L’auteur songe à republier ce livre en ligne, assorti d’un dernier chapitre.