Face au risque de voir annuler la décision faisant du créole la langue officielle de la Martinique au côté du français, l’écrivain antillais offre une réflexion sur la notion de « langue officielle » et souligne la nécessité d’accepter que les imaginaires sont multilingues
La résolution du 25 mai de l’Assemblée de Martinique est réjouissante : elle déclare le kreyol [« créole »] langue officielle de la Martinique au côté du français. Cette décision vient s’ajouter à l’adoption d’un hymne, d’un drapeau, aux adhésions à des instances caribéennes, et à d’autres dispositifs certainement à l’étude. Elle vise à conforter notre niveau de conscience collective comme peuple et comme nation. Les élus martiniquais ont enfin quitté les étroitesses économiques, pour s’avancer dans le domaine du politique. Il s’agit pour eux de densifier une présence collective innovante, riche de ses sources, de ses racines, de ses alliances géographiques et historiques multiples. Il s’agit aussi de la projeter (sans assistanat, sans dépendance, loin des morbidités du grand sac « outre-mer ») dans les défis d’un monde qui change. Il s’agit, enfin, de lui faire accéder àune démocratie économique nouvelle, résolument sociale, culturelle, écologique et solidaire… – uneintention globale, susceptible de stimuler notre créativité collective, que j’ai proposé d’appeler dans untexte récent « Faire-pays ».
Dans un courrier daté du 25 juillet, après une analyse de légalité, le préfet lui demande l’annulation de la décision. Les élus martiniquais refusent d’acquiescer à l’injonction du préfet. L’inévitable intervention dujuge administratif ne fera que vérifier la conformité de cette résolution à la législation en vigueur. La délibération sera donc annulée. Mais cela n’a que peu d’importance. Restés sur le bord du chemin, le juge et le préfet ne pourront qu’assister au passage d’un autre imaginaire du monde.
Quel est-il ?
C’est un processus qui dépasse les nationalismes des années 1950 (et les revendications d’autonomie-indépendance restées inefficientes) pour nous remettre à flot dans l’idée politique. Dans le monde d’interdépendances qui est le nôtre, l’épanouissement, tant individuel que collectif, se trouve, non dans des exclusives nationalistes ou des indivisibilités républicaines, encore moins dans des ruptures formelles, mais dans une intensification tous azimuts de nos systèmes relationnels. Ce qui suppose des mobilités accrues, des multilinguismes babéliques, l’abandon de tout centre normatif, des réseaux de partenariats transmondes, riches de capabilités et d’agentivités novatrices. Cela suppose aussi, pour tous et pour chacun, une belle entrée en responsabilisation postcapitaliste.
Dès lors, si on y regarde de plus près, cette décision et sa contestation s’inscrivent, hélas, dans une vision du monde binaire, écartelée entre le colonial et le décolonial. Elles sont, ensemble, tremblantes d’une vieille logique nationaliste, et se conforment paradoxalement à l’esprit colonial dont la décence demande à s’extirper. Voici pourquoi. L’imaginaire monolingue.
La matière du monde
La Constitution française ne reconnaît qu’une « langue officielle » et tolère quelques « langues régionales ». Ce qui relève d’une pauvreté. D’abord : l’idée qu’une langue puisse être « régionale »s’inscrit dans le fantasme des vieux empires centralisants. Toute langue, quelle qu’elle soit, suppose unpeuple, une nation, une épaisseur irremplaçable de l’imaginaire de sapiens. Toute langue signale une densité culturelle nourrissant une intuition du monde et du réel, à laquelle nul ne saurait décemment renoncer. De ce fait, aucune langue ne saurait se constituer en « centre », prétendre à « universalité », ou se voir reléguée dans une périphérie.
Ensuite : l’idée d’une « langue officielle » s’inscrit dans l’imaginaire monolingue des proto-colonialistes.Ces barbares avaient hiérarchisé les langues entre elles pour mieux positionner la leur. Ils avaient bâti leurs Etats-nations antagonistes sur l’apartheid entre une « langue officielle » et celles qui ne le seraient pas. Depuis, toute « langue officielle » se dresse sur un cimetière de langues minorées ou sur leurs muséographies folkloriques. Toute « langue officielle » relève d’une constriction unificatrice qui n’envisage la santé d’une langue que dans sa solitude au monde ou sa prééminence. Avec cet état d’esprit,d’ombrageuses académies ont été créées pour administrer la langue élue, avec vœu de la rendre immobile, ou de la soustraire autant que possible aux mouvements langagiers du vivant.
La mort profonde d’une langue commence souvent ainsi.
Pour s’éloigner de ces pratiques absurdes, il vaudrait mieux considérer ceci : toute langue saine devrait demeurer une mélodie mineure (au beau sens deleuzien) qui se nourrit des musicalités langagières deson entour. Cette mélodie est riche (ou sans doute : rabelaisienne) quand les musicalités qui traversent son élégante humilité sont variées, sont intenses et sont horizontales. Aucune langue ne saurait se sauver seule, se préserver en verticalité pure, se libérer ou entreprendre un « devenir » toute seule. Jeter une langue en « officialité », la boursoufler ainsi, c’est la réduire à cette indigence-là. Et c’est, surtout,souscrire au principe des hiérarchisations des langues et à leur possibilité de domination sur les puissances sauvages de l’expression.
Cet imaginaire monolingue fait que la France n’a toujours pas ratifié la Charte des langues régionales. Il préside au refus qu’une collectivité en France puisse officialiser une autre langue que le français dans un emblème bifide. Seulement, « officialiser » sa langue dominée sur le modèle de la langue dominante,vouloir résister à cette dernière ainsi revient de fait à s’abandonner aux perversités de cet imaginaire.
Une poétique relationnelle.
La Martinique est un pays caribéen. Sa partition linguistique est celle de toute la Caraïbe. Le multitranslinguisme est conforme à notre complexité historique, à notre fraternité caraïbo-américaine, à nos solidarités potentielles dans la matière du monde. Il est aussi conforme à nos origines africaines et asiatiques, et, par extension dynamique, au creuset fondateur que fut pour nous ce monde relié qu’[Edouard] Glissant avait crié « Tout-monde ».
Le Tout-monde suggère une entité essentiellement relationnelle.
Sous les dénis et les officialisations, les langues s’y rencontrent.
Dans l’imaginaire des proto-colonialistes, l’unité républicaine était monolingue. La rencontre des langues se faisait conflictuelle, l’une s’efforçant de surplomber les autres. Les proto-colonialistes sacralisaient leurs attributs identitaires et déifiaient leur langue. Cette langue élue s’ajoutait au sommaire de leurs armes. Les décoloniaux, de leur côté, dégainaient la leur, inversaient l’absolu dominant, et chaque langue combattante visait à son « officialité » au détriment des autres. Néanmoins,les langues se rencontraient quand même. Quand quelques langues se voyaient acculées à lacohabitation surgissait cette utilisation différenciée, hiérarchisée et névrotique qu’était la diglossie.Aujourd’hui, notre imaginaire linguistique s’est un peu assaini (les diglossies se sont complexifiées),mais il ne prend pas encore la mesure du changement.
Voici le vertige neuf.
Voie de passage
Les fluidités linguistiques relationnelles (mobilités, proximités et métissages) pourront doter nos enfants de deux, de trois, voire d’un et cætera de langues maternelles. Seulement, parmi elles, au gré des individuations psychoaffectives, il y aura toujours une langue qui se fera plus inspirante que les autres.Dans le même berceau, telle langue maternelle sera déterminante pour l’ami Roro ; telle autre le sera mieux pour Mamzelle Caroline. La langue déterminante s’offrira toujours dans une corolle de langues maternelles. Elle n’isolera personne, ne s’isolera jamais. C’est elle qui soutiendra la créativité générale detel ou tel locuteur, et c’est elle qui, entre autres avantages, ouvrira nos existences au goût et à la protection de toutes les langues du monde.
Pour désigner cette perspective, le linguiste Jean Bernabé avait utilisé le terme « langue matricielle ».Dans les interdépendances contemporaines, nos enfants devraient être habités du désir-imaginant de toutes les langues du monde (à commencer par les plus menacées). Ils devraient les vivre d’emblée, les absorber ensemble, les pratiquer à la moindre occasion. Pour les petits Martiniquais, dans leur berceau kreyol-français (et très bientôt caribéen), la langue matricielle restera, à coup sûr, le kreyol. Seulement, les devenirs individuels étant plus que jamais impondérables, la langue matricielle d’origine se retrouveras oumise à des évolutions, et pourra même changer au cours d’une vie dans le mouvement du monde –perspective effrayante pour un imaginaire monolingue !
L’imaginaire multilingue.
L’assise de la Martinique est américaine. Ses dynamiques historiques offrent à sa présence au monde une belle charge de solidarités expressives. S’il fallait sacrifier à la triste pratique de l’« officialité », seslangues « officielles » seraient les langues de toute la Caraïbe. Si nous restons à patauger dans l’imaginaire colonial, la guerre des langues restera en vigueur. Chacun défendra sa « langue officielle »contre d’autres « langues officielles », ou à côté d’autres « langues officielles », perpétuant sous ironie du sort un esprit colonial. Or, dans la poétique relationnelle – dans une politique de la Relation –, tous les pays, toutes les nations (existant alors de manière inclusive) posséderaient comme « langue officielle »toutes les langues du monde, à commencer par celles qui sont les plus souffrantes.
Leurs Constitution, lois, règlements et décrets seraient immédiatement précipités dans un arc-en-ciel de langues. La traduction instantanée deviendrait la part des anges des langues, et l’âme de leurs rencontres devenues célébrantes. En conséquence, les langues maternelles seront potentiellement innombrables pour chacun, à charge pour chacun d’identifier parmi elles sa langue déterminante, celle qui (plus que toute autre) le rendra clairvoyant. C’est la toute-puissance d’une langue matricielle que de constituer pour chacun une voie de passage vers un imaginaire de la Relation – celui qui manque cruellement à la Constitution française, que le préfet de la Martinique n’imagine même pas, et que le juge administratif ne connaît pas encore. Pour l’heure, sans blanc-seing de quiconque, proclamons en pleine autorité que le créole est notre langue matricielle.
Patrick Chamoiseau est un écrivain antillais, né en 1953 à Fort-de-France (Martinique). En 1992, il est consacré par le prix Goncourt pour son roman « Texaco » (Gallimard). Sonroman « Le Vent du nord dans les fougères glacées » a paru au Seuil. Avec son ami Edouard Glissant (1928-2011), il est des théoriciens de la créolité, mouvement de défense des valeurs culturelles et spirituelles propres aux créoles des Antilles françaises.
Publié aussi dans Le Monde du 03/09/23