Première édition du Festival Jamais Lu Caraïbe. Soir de clôture.
À contre-courant NOS LARMES !
Texte d’Emmelyne Octavie, mise en lecture par Soleil Launière.
—Par Widad Amra —
La flèche à droite, inter-îles. Bassin de Radoub. Le port de Fort-de-France. Salle D, ils ont dit.
J’y suis. Il y a du monde. Ticket ! Scan. On y est. C’est une salle de départ et d’arrivée, et ce soir aussi salle de théâtre. Des textes jamais lus. L’espace est conséquent. Au fond, une estrade, des spots. Des installations sommaires sur des palettes. Quelques coussins. Bar à droite. Des visages que je connais. Des saluts. Des copains. Les gens sont joyeux de se retrouver. Je suis joyeuse, moi aussi. Enfin, du théâtre ! C’est le troisième jour de cet étonnant festival. De ce fabuleux festival. Un partenariat Montréal- Fort-de-France. Une rencontre autour d’une même passion : le théâtre et d’une même langue, celle de Molière qui fête ses quatre-cents-ans, et de Baudelaire, dont c’est le bicentenaire. Une rencontre en francophonie. C’est le soir de clôture. Avec une nouvelle mise en lecture d’un texte jamais lu. Cette idée vient du froid. De Montréal, initiative vieille de 21 ans. C’est la première édition caribéenne avec Dimwazell’ Cie. Première édition du Jamais lu caraïbe, due à la fougue, à l’énergie, à la vitalité, à la foi, d’une comédienne, metteuse en scène, directrice artistique, Astrid Mercier. Elle y a cru à ce projet. A cette rencontre avec Marcelle Dubois, venue du Canada, directrice artistique et générale du Jamais lu. La générosité se faisant écho, autour de ces deux femmes, d’autres énergies sont venues généreusement soutenir le projet et l’accompagner en apothéose du troisième jour. Du soir de clôture. Le texte est À contre-courant nos larmes, d’Emmelyne Octavie, venue de Guyane. Hâte de le découvrir sur le plateau, hâte de le feuilleter ensuite et de m’y plonger pleinement. La mise en lecture est faite par Soleil Launière, Innue du Québec. Cela installe déjà la rencontre des cultures. Raconte déjà la violence faite à certains peuples. Mon regard observe la salle. J’attends. Vivement que nous viennent ces voix d’ailleurs, proches et lointaines ! Elles et ils, seront dix comédiennes et comédiens. Six au talent confirmé et quatre, en formation. Vite, trouver un banc sur lequel s’installer. Des rires fusent, des voix s’élèvent. A ma gauche, une jeune-femme. Elle arrive de Madagascar. Sa fille fait son service civique dans le nord de l’île. Aux jardins partagés de Gaïac. Chez des copains. Chance pour elle ! Nous discutons. A ma droite, une place libre. Arrive un homme. Sympa. On parle de théâtre. Il en sait un rayon et semble avoir des ailes. D’ici à Paris, d’ici à Avignon. D’ici à d’autres théâtres encore. Peut-être. La conversation s’arrête là. Brusquement, un chant s’élève, nos voix s’éteignent, d’autres surgissent. Ce chant vous prend aux tripes, il vous donne envie d’y poser votre voix aussi, de vous joindre à la cadence. Il me parle. C’est du bèlè. Des yeux, je cherche…Du fond de la salle, en file indienne, ils arrivent, tous unis par la mélopée, par le balancé du corps. Et vous savez déjà que votre cœur sera accroché aux mots, aux images, à la musique, à la lumière, et qu’avec eux, vous vivrez. Vos yeux suivent le mouvement jusqu’à l’arrivée sur l’estrade. Deux femmes, en avant -scène, à gauche, avec des chachas. En arrière -scène, les autres comédiens. Au centre, un homme chante d’une voix semblant émerger du temps et le réquisitoire tombe.
« La Guyane est un des seuls endroits de France où des enfants, de jeunes adolescents se réveillent au cœur de la nuit pour ensuite se lever avant le soleil et arriver après des heures de pirogue, le ventre vide, dans des classes où l’apprentissage n’est pas toujours simple. Trop éloigné. Trop irréel. »
Cela fait caisse de résonance avec ce que vous avez lu dans les journaux, ce que vous avez vu à la télé. Suicides répétés de jeunes Amérindiens ! Problèmes d’identité, d’acculturation. A chaque lecture, votre cœur a chaviré et là, la plume d’une talentueuse Emmelyne, de son nom de famille Octavie, s’est emparée du problème enfin ! Car si le théâtre, c’est du mentir, c’est aussi du mentir vrai. Politique et théâtre font bon ménage.
Sur scène, ils sont. Du vivant. De la chair. De la voix. Ils sont là. Les Wayanas. Vous, vous êtes là intensément, à écouter, à regarder, à entendre, à voyager. Vous êtes en Guyane, sur les bords du fleuve du haut-Maroni. Vous les voyez ces jeunes. Ils parlent mal le français, volontairement ou pas. Ils refusent de chanter le Marseillaise. Volontairement cette fois. Contestent le masculin ou le féminin des mots. Réclament la liberté des mots. La liberté tout court. « Laissez-moi la paix- C’est pas la faute à nous – Et puis je dis comme je voudrai » répète la jeune Wayana impertinente et insoumise. Ils revendiquent une culture. La leur. Le maître ne comprend pas, le maître crie, cherche à imposer ce qu’il lui a été demandé d’imposer. Ce que refuse le cœur de ces gamins impertinents ou révoltés ou les deux à la fois et leurs impairs de syntaxe vous font rire. Vous font éclater de rire. Comique de répétitions. Malgré la gravité du sujet. Et cela fait du bien. Mais le chant sur le pont d’Avignon, dans sa version décalée, n’est que le chant du désespoir. Un suicide de plus. Ils en parlent. C’est le troisième ou le quatrième et d’autres suivront. Et de là-bas, de l’autre bord, de l’hexagone, l’on enverra des spécialistes qui viendront les scruter ces jeunes, les observer, les interroger, avec empathie certes, mais si distants de ce qu’ils sont. Les mettra-t-on en cases psychiatriques ? De quel mal souffrent-ils ? Ils en parlent avec dérision. Mais à l’ancien aussi, le sage du village, le Grand man, ils disent : Que sont nos traditions ? Que valent-elles dans ce monde moderne ? Que vaut un mariage imposé à l’ère de tant de libertés ? Toute la force du texte, au déroulé des mots, vient de ces mélanges de registre, où le comique efface le pathos, où la victimisation n’existe pas, où la révolte s’impose, où le désespoir tue, où la dignité l’emporte sur le reste, où la religion s’invite, voulant sauver les âmes, et le politique est au cœur du débat. L’identité, la colonisation aussi. En discussions, en contestations, en divergences de vues, en interrogations car la France, elle est là. Elle apporte le savoir. Oui, mais que sont les maîtres d’école s’ils ne les connaissent pas, les Wayanas, sinon des hussards. Qui sait ce qu’est la rupture, la cassure, l’écrasement de ce que l’on est, sinon ceux qui le vivent ? Et là-bas, en ville, quand il sera au lycée, on se moquera de lui, l’Indien, on l’humiliera, on le méprisera. On l’interpellera : hé toi, l’indien, ne me regarde pas dans les yeux ! Lui, malheureux, ne comprendra rien, d’un lieu à l’autre, d’une culture à l’autre, d’une classe à l’autre, mais il passera quand-même. D’une classe à l’autre. Le bac, il l’aura sûrement. Sans avoir jamais rien compris. Étranger aux autres. Étranger à lui-même. Statistiques obligent !
J’écoute intensément. Je voudrais garder les mots en mémoire, les chants au fond de l’âme. La voix de l’ancien aussi. Les battements musicaux. J’écoute intensément. Mon cœur rit. Mon cœur chavire. La révolte me vient. Le rire aussi. Suis avec eux. Suis Wayana.
Et de la scène, l’homme qui chante, qui interpelle, qui en impose, bondit vers nous, cassant le quatrième mur, en grande proximité, comme pour nous dire : et vous, que faîtes-vous ? L’homme bondit encore, dans la foule, près de nous et son chant est un cri.
Lecture m’avait-on dit, mais l’exigence de cette mise en lecture faite par Soleil Launière, est d’une force incroyable, à la mesure du texte d’Emmelyne Octavie. Y sont déjà largement les prémisses de la mise en scène. Deux âmes en correspondance qui résonnent l’universel. L’une Guyanaise, l’autre Innue du Québec. Toutes deux parlant à l’âme martiniquaise en caisse de résonance. Et je regarde les comédiennes, les comédiens, cette fois, non plus les personnages. Celles-là mêmes, ceux-là mêmes, si vrais, si authentiques, si talentueux qui ont puisé en eux cette part d’humanité, qui a donné à voir, et à aimer, au-delà peut-être même du texte et de cette proposition de mise en lecture, ce que nous avons vu et aimé. Qu’il s’agisse des comédiennes et comédiens confirmés, ou des apprenants, la créativité de tous semble avoir surgi dans un travail collectif. Sans elles, sans eux, le texte n’existe pas. Sans elles et eux, pas de musique. Pas de chacha, pas de ti-bois, pas de conque de lambis, pas de tambou bèlè. Pas de bruitage. Sans elles et eux, pas de chants amérindiens. Pas de danse et pas de chants bèlé.
Et si toutes ces comédiennes et ces comédiens ont su porter ce texte avec brio, si Guillaume Malasné nous a donné à voir avec force et réalisme l’incompétence du maître d’école, je dois dire que Rita Ravier et Charly Lerandy, ont retenu toute mon attention par leur rôle respectif. Ce qui n’enlève rien au travail des autres partenaires. Mais connaissant par ailleurs, le travail de Rita Ravier, en tant que chanteuse, danseuse et comédienne; celui de Charly Lerandy, comédien et musicien, dont le personnage m’avait tant émue dans la pièce Wopso, de Marius Gottin, je dis donc que leur polyvalence en musique, danse, en connaissance du répertoire bèlè, a certainement enrichi ce travail de mise en lecture. Ce bèlè, tout au long de la soirée, a parcouru la scène, a parcouru l’espace, dans toutes ses variantes, allant jusqu’au fond des âmes.
Et le chant final, en langue créole, de Rita Ravier, est l’infini hommage de remerciements aux ancêtres. Tous, comme au début, repartent alors, comme ils sont venus, en file indienne, en chant de l’âme, en chant bèlè, en Wayanas.
Cette mise en lecture du texte d’Emmelyne Octavie, par Soleil Launière, aura su conjuguer les talents de chacune, de chacun, de toutes et de tous, pour une cause juste, sans jamais se départir de sa vraie dimension artistique. Elle aura aussi su créer un vrai moment de partage, entre le public et les comédiens, posant à la fois la question du texte, de la mise en lecture, voire de la mise en scène, celle des comédiennes et comédiens, sans oublier la question de la réception, par le public.
Nous les avons vus, nous les avons entendus. Nous avons vibré avec eux et la salle s’est levée, a longuement applaudi. J’ai applaudi, bien sûr. Et je suis repartie, emportant ce souvenir d’une histoire de rencontres. D’une rencontre de cultures autour de la première édition du jamais lu caraïbe. Je dis encore : merci Astrid Mercier. Merci d’y être arrivée malgré les difficultés. Vive le Canada ! Et j’emporte avec moi le souvenir de ces jeunes amérindiens dont le désespoir m’interpelle depuis longtemps déjà.
C’était au bassin de Radoub, dans ce lieu improbable, ce samedi 2 juin 2022.