Interview.- Dans son livre Devenir femme, de mère en fille, la psychanalyste Malvine Zalcberg démontre que le lien maternel, aussi complexe soit-il, participe à la construction de la féminité, autant pour l’enfant que pour l’adulte. Rencontre.
Comme la maternité, la féminité n’est pas innée. Dans notre société moderne, les représentations de cette dernière sont tellement multiples que l’on peine à en donner une définition précise. Reste que le premier référent nécessaire à la construction de sa féminité est la mère. Un rôle crucial et difficile à endosser, surtout quand on n’a pas réussi soi-même à résoudre ce questionnement avec ses aînées. C’est l’objet du dernier livre de la psychologue clinicienne et psychanalyste Malvine Zalcberg, Devenir femme, de mère en fille (1), sorti le 2 mai 2019. La spécialiste brésilienne des relations mère-fille, auteure déjà de deux ouvrages sur le sujet, a choisi cette fois d’aborder cette transmission complexe à travers des personnages cinématographiques emblématiques, de films comme La Pianiste, Mommy, Parle avec elle… Rencontre.
On pensait avoir fait le tour de ce lien si particulier et mystérieux qui unit une mère et sa fille. Pourquoi avoir approfondi la thématique autour de la construction de la féminité ?
Malvine Zalcberg.– En tant que psychanalyste, après avoir soutenu une thèse sur le sujet et écrit des ouvrages, je me suis bien rendu compte que les rapports mère-fille étaient très différents des autres. Si mes livres ont été plébiscités par les professionnels, je trouvais qu’ils ne s’adressaient pas assez aux femmes. Je voulais les aider à comprendre les enjeux d’une relation saine avec sa fille pour édifier sa féminité. Devenir une femme est un work in progress, quelque chose que l’on commence à bâtir dès l’enfance.
Comment se construit cette quête de la féminité chez la petite fille ?
Au moment de la naissance, l’enfant se retrouve dans un état de détresse que seule la mère peut combler. Elle le fait boire, lui donne à manger… Sans même le savoir, elle exerce un pouvoir de vie et de mort sur le nourrisson. De ce pouvoir naît alors une dépendance chez l’enfant car il se sent exister à travers le regard de la mère. Mais à un moment, quand la fillette découvre qu’elle n’a pas un sexe « visible » comme le petit garçon, elle cherche inconsciemment à comprendre comment construire son identité via une création imaginaire de son sexe. C’est pour cela qu’elle se tourne vers la mère, afin qu’elle lui explique la féminité, sauf que cette dernière n’a pas de réponse exacte.
Pour bâtir son identité, vous soulignez dans votre livre que la fille érige sa mère en véritable modèle…
Oui, et certains pièges doivent d’ailleurs absolument être évités. La petite fille attend tellement une réponse de sa mère qu’elle va chercher à la satisfaire plus que tout, et risque alors de s’oublier. C’est pourquoi la génitrice ne doit pas abuser de ce pouvoir. Elle doit expliquer à sa fille que devenir une femme est un processus, quelque chose d’unique que l’on construit. Il n’y a pas une façon d’être femme, mais une façon propre à chaque femme de l’être. Comme la mère ne peut pas lui donner une définition claire de la féminité, ce qui est normal, elle peut cependant lui donner les ressources nécessaires pour la bâtir.
Il n’y a pas une façon d’être femme, mais une façon propre à chaque femme de l’être
C’est-à-dire ?
Cela se traduit par un regard, des mots. En prononçant des phrases comme, « ma petite fille, comme tu es belle » par exemple, la mère lui montre qu’elle accepte ce corps féminin et qu’elle l’intègre dans son monde. C’est une façon de lui dire finalement : on naît femme et personne ne peut le nier. Pour structurer cette identité féminine, la mère va ensuite lui transmettre des artifices : des bijoux, des accessoires… De cette manière, elle lui apprend à valoriser son sexe. Mais si elle lui transmet au départ des artifices à son goût, elle doit l’inciter à développer les siens. « Quel vêtement aimerais-TU porter ? », « quelles études aimerais-TU faire ? », « quelle femme aimerais-TU être ? ». Le livre Devenir de Michelle Obama illustre parfaitement ce parcours. Elle y raconte que sa mère lui a toujours donné la parole, pensant fermement qu’elle pouvait tout faire. Cet accompagnement s’illustre aussi par l’exemple et la manière dont la génitrice différencie son rôle maternel de sa féminité, en particulier à l’adolescence où apparaissent les questions liées à la sexualité féminine. Dans le film Fatima de Philippe Faucon, la fille cadette se rebelle contre sa mère, qui passe son temps à lui dire d’étudier et de trouver un garçon alors qu’elle-même se consacre entièrement à ses enfants et à rien d’autre. Au final, cette jeune fille ne trouve aucun autre modèle de femme qui cherche à être autre chose qu’être mère. Homosexuelle, hétérosexuelle, divorcée… il s’agit de montrer que l’on existe en dehors de la filiation, qu’une femme, même mère, peut avoir du désir et se sentir désirée.
Le père régule les rapports entre les deux femmes de sa vie
Le père a également un rôle à jouer. Vous dites «si c’est auprès de la mère qu’une fille cherche un modèle de féminité qui l’aide à s’identifier, c’est au père de reconnaître son « potentiel de femme »». C’est-à-dire ?
Vers 12-13 ans, la petite fille se rend coquette pour le père. Attention, il ne s’agit évidemment pas d’inceste, elle ne demande rien du tout, simplement qu’il l’estime avec un regard d’homme. Et la meilleure manière pour lui de réagir à sa requête, sans alimenter la rivalité avec la mère, est de répondre : « Je perçois une femme grandir en toi, tu seras aussi belle que ta mère ». Ainsi le père régule les rapports entre les deux femmes de sa vie et en se dévouant de cette manière à sa fille, il va aider cette dernière à se séparer de sa mère.
En quoi cette séparation est primordiale pour se construire en tant que femme ?
Cela permet à la fille de grandir, d’écouter ses propres désirs et de prendre ses propres décisions. Généralement, c’est l’adolescente qui décide de s’éloigner, mais certaines sont tellement éprises de leur mère qu’elles n’y arrivent pas. Ce qui explique pourquoi la séparation vire au combat. Il ne faut pas que la mère soit le seul objet d’amour. Cette relation fusionnelle des premières années ne peut pas se maintenir sinon on ne vit pas sa vie mais celle de sa mère. C’est l’issue dramatique du film La Pianiste de Michael Haneke où l’héroïne Erika, jouée par Isabelle Huppert, fuit l’homme qu’elle aime pour revenir partager le lit de sa mère. Pour éviter cela, la génitrice doit accompagner cet éloignement. Leur relation changera mais plus elle lui laissera de liberté, plus elle la gardera près d’elle. Au moins dans son cœur.
Selon vous, cette séparation permet aussi de couper «le double cordon», celui qui nous unit à la mère mais aussi à la grand-mère.
L’amour fusionnel des premières années ne peut pas se maintenir
Beaucoup de mères m’ont effectivement confié qu’elles ne voulaient pas avoir d’enfant car elles avaient peur d’avoir une fille. Elles pensent qu’elles ne sont pas à la hauteur et surtout qu’elles vont répéter l’histoire vécue avec la génération précédente. D’autres au contraire veulent régler ces problèmes avec un enfant et espèrent pouvoir recommencer leur vie à travers lui. Elles ont tort et cela impactera leur relation filiale dans le futur. Leur fille n’est pas là pour les aider sur ce point. Il est du devoir de la mère de la soulager de cette responsabilité émotionnelle.
Il apparaît donc comme indispensable d’entretenir une relation saine avec sa mère…
Oui, et c’est nettement plus intense qu’une relation mère-fils. Entre une mère et sa fille, ce n’est jamais simple et il est impossible d’éviter les désaccords. Avant toute chose, ces deux femmes cherchent à élaborer mutuellement leurs destins féminins, pour ensuite s’éloigner et se diriger vers des chemins différents. Si chacune de son côté parvient à équilibrer son corps, ses désirs et sa sexualité, elles peuvent vivre une relation apaisée. Et même si toutes deux ne retrouvent pas leurs rapports idylliques des premières années, désormais elles se reconnaissent enfin dans leur féminité respective. Si elles n’entretiennent pas de rapports sains, la fille risque notamment de se retrouver dans une quête éternelle – et jamais satisfaite – d’amour. Mais il est clair que cela reste difficile à atteindre. Dans mon cabinet, j’ai vu énormément de mères, même bien intentionnées, échouer et se retrouver face à des filles adultes qui vont jusqu’à affirmer : «La personne que je déteste le plus c’est ma mère». Beaucoup d’entre elles ont abusé de leur pouvoir et ont stoppé la réalisation de leur fille car elles voulaient toujours décider à leur place. J’espère que mon livre leur parlera et les poussera à être attentives à ce comportement.
(1) Devenir femme, de mère en fille, par Malvine Zalcberg, éditions Albin Michel, 448 pages, 21.90€.
Source : LeFigaro.fr