— Par Selim Lander —
Qui a dit que la photographie était un art mineur ? Deux expositions récentes à la Fondation Clément, celle de Philippe Virapin[i], l’année dernière, et celle de Shirley Rufin[ii] actuellement en cours démontrent le contraire. Rien de plus dissemblable pourtant entre les approches de ces deux artistes : le premier, plus « photographe », expose des paysages urbains parfaitement reconnaissables, alors que la seconde, plus « plasticienne », retravaille ses clichés dans les bains, sous la presse et dans l’ordinateur jusqu’à faire s’évanouir le sujet initial. Le point commun, c’est, dans les cas les plus réussis, la fête des couleurs chaudes qui jaillissent du fond noir : celui de la nuit chez Virapin, celui de la toile sur laquelle elle photographie ses modèles chez Rufin.
Les œuvres de cette dernière exposées à la Fondation Clément se présentent en effet comme des abstractions pures. Nul moyen, si l’on n’est au préalable averti, de deviner qu’un corps féminin se cache derrière les taches de couleur de ses tableaux photographiques. Et de fait, le processus de transformation, parfois très lent (quand un tirage papier est soumis à l’attaque de poudres chimiques sous la presse), a opéré une véritable transmutation du sujet initial en quelque chose d’entièrement différent que l’on peut interpréter à sa guise, comme par exemple, si l’on est quelque peu mystique, « l’aura » du corps disparu.
Les œuvres présentées au François sont si peu figuratives que, à l’exception peut-être d’une ou deux (celle en particulier qui évoque un écorché à la Rembrandt), même le spectateur averti s’avèrera incapable de reconnaître la forme du corps photographié. Il reste des compositions abstraites, toutes sur fond noir, plus ou moins colorées, certaines très réussies – sachant que chaque visiteur les regarde avec sa propre sensibilité – mais qui ne laissent pas indifférent (contrairement à tant de productions de l’art contemporain).
En fait, il faut écouter parler l’artiste et, tout autant, feuilleter le catalogue de l’exposition qui reproduit des œuvres antérieures de Rufin, découvrir ainsi le cheminement qui l’a conduite à transformer son travail sans cesse vers plus d’abstraction, pour percevoir la cohérence d’un projet orienté par le tabou sur la nudité du corps. Ce tabou, elle l’a pris à son compte en commençant par cacher le modèle nu derrière des ombres et des accessoires (perruque, lunettes) puis en s’attaquant à l’enveloppe charnelle du corps en faisant apparaître ici ou là au tirage desquamations, brûlures, comme si la vision d’un corps vrai – qu’il soit glorieux ou non – lui était insupportable. Poussant plus loin, c’est toute la surface du corps qui se trouve ainsi attaquée, puis déformée. Des protubérances apparaissent, des membres s’effacent, les visages deviennent grotesques, un quadrillage ou un réseau de branches sèches vient se superposer au corps déjà à peine reconnaissable, jusqu’à l’explosion finale en ces taches de couleur qui constituent l’état actuel de sa démarche. On dénote une certaine parenté entre cette évolution et celle suivie par le peintre Ernest Breleur qui commença par peindre des corps stylisés (période « Fwomajé »), puis des corps sans tête dans la série « Mythologie de la lune », avant de passer à des corps quasi méconnaissables dans la série des « Corps flottants » qui se rapproche de l’abstraction.
On ne voit pas comment Rufin pourrait aller plus loin sur la voie qu’elle s’est choisie. Seul un retour au figuratif apparaît désormais possible, qui marquerait peut-être une vision nouvelle, réconciliée, avec la nudité. Rappelons que Breleur, pour sa part, est revenu progressivement à des représentations de plus en plus figuratives des corps, allant jusqu’à inclure des photographies d’yeux, de seins, etc. dans ses sculptures faites à partir d’anciennes radiographies découpées et collées (« Reconstitution d’une tribu perdue », « Portraits sans visage », etc.) [iii].
[i] Philippe Virapin, « Insomnie », 27 juin-3 août 2014.
[ii] Shirley Rufin, « À chacun sa chimère », 13 mars-19 avril 2015.
[iii] Cf. Ernest Breleur, texte de Dominique Berthet, Fondation Clément et HC Editions, 2008.