— Par Alvina Ruprecht —
Devenu au fil des années un des hauts lieux du théâtre professionnel anglophone à Montréal, le Centre Ségal – autrefois le Centre Saiyde Bronfman – situé près de l’Université de Montréal, reçoit désormais des spectacles en français.
En effet, depuis 2007, lorsque le Centre a transformé sa galerie d’art en deuxième salle de théâtre, il continue sa programmation anglaise dans la grande salle, alors que le nouvel espace, plus petit celui-là, est désormais ouvert aux troupes de toutes origines. La nouvelle vocation multilingue du Centre Ségal offre des possibilités inouïes pour des troupes et des acteurs, souvent marginalisés par les structures institutionnelles de la scène québécoise.
La metteuse en scène Stacey Christodoulou, directrice artistique et fondatrice de la compagnie montréalaise The Other Theatre (l’Autre théâtre) qui réalise des spectacles en anglais et en français, a déjà monté, entre autres, des œuvres d’Arrabal, de Heiner Muller, de Peter Handke, de R.W. Fassbinder et de Sarah Kane. Elle est aussi à l’origine d’une création collective intitulée Human Collision/Atomic Reaction présentée au Festival de théâtre des Amériques en 1999. Sa feuille de route est solide et ses choix révèlent un désir d’explorer des auteurs parmi les plus importants du répertoire contemporain.
Certaines répliques de cette nouvelle version de Macbeth, d’après la traduction de François Victor Hugo (réalisée vers 1865) sont adaptées en créole par l’écrivain Rodney Saint-Éloi. La pièce est interprétée par un ensemble de jeunes comédiens, tous d’origine haïtienne, dont la plupart sont issus des écoles de formation professionnelles de Montréal, et qui sont en passe d’accumuler une expérience impressionnante dans les arts de la scène et au cinéma.
Première réaction à chaud! Sous la direction de Mme Christodoulou le travail de cette équipe, par sa vision esthétique et par la qualité du jeu m’a littéralement coupé le souffle. Comment est-ce possible que la metteuse en scène ait pu cerner la dynamique de cette iconographie haïtienne avec autant d’exactitude? Conçue comme une longue cérémonie de possession où la passion de ces figures mythiques passe par un langage scénique inscrit dans un jeu chorégraphié, cette mise en scène m’a fait penser à ce que disait Meyerhold sur le jeu du « nouvel acteur ». Dans le contexte de sa remise en question des conventions naturalistes, le metteur en scène russe évoquait les « orgies » menées par les adeptes de Dionysos lorsque enivrés, ils rendaient hommage à leur dieu. Selon Meyerhold, l’acteur moderne, comme ces danseurs grecs, doit lui aussi, chercher un équilibre entre l’extase provoquée par la fête, et les pas de la danse rituelle prédéterminée par la tradition. Ainsi, les émotions brûlantes sont toujours circonscrites par la technique , ce qui permet à l’acteur de donner libre cours à sa créativité personnelle. Il faut dire que la conception scénique de Stacey Christodoulou se prêtait à cette mouvance parfaitement accordée entre la liberté et la contrainte, si nécessaire pour donner l’illusion du débordement tout en évitant le chaos.
Les difficultés du texte de Shakespeare, auxquelles les exigeances d’une chorégraphie méticuleuse font écho, n’ont fait que rehausser la puissance évocatrice des images, les élans explosifs de ces figures en délire chevauchées par des présences invisibles qui de temps en temps, se matérialisaient devant nous. Et pourtant, Mme Christodoulou a saisi l’essence même de la pièce de Shakespeare. Dans la version anglaise, le personnage principal, hanté par des signes maléfiques qui nourrissent ses obsessions de sang et de pouvoir, élimine tous ceux qui pourraient rivaliser avec lui. Il finira terrassé par la colère de ceux qui organisent la révolte contre la cruauté de son régime. Le mal est enfin extirpé et la lumière revient.
La version française-créole raccourcie qui se joue à Montréal avec cinq acteurs (qui incarnent quinze personnages) met en relief la dynamique de transformation du roi et ses rapports avec le monde invisible qui envahit son espace et s’empare de lui pour en finir avec la chaos qui règne dans ce monde.
Premièrement il y a les trois sorcières emblématiques de Shakespeare, devenues ici prêtresses, Parcs, déesses, loas , ou trois « diseuses » , accroupies dans un coin qui tissent le destin du roi, en faisant appel en créole, au monde des esprits pour leur donner du courage. Bientôt, Lady Macbeth, l’Incarnation d’une ambition brûlante, tisse, elle aussi, sa propre magie et fustige son mari, toujours incapable, selon elle, d’agir en fonction des prémonitions des sorcières. Troublé par sa mauvaise conscience, incommodé par son manque de courage, terrifié par les signes maléfiques, (incarnés par une figure tonton macoute brandissant une machette, qui intervient pour évoquer des crimes cauchemardesques plus actuels), Macbeth finira par prendre goût au meurtre. Cerné par les figures les plus séductrices qui le chevauchent et le mènent jusqu’aux crimes les plus vils, il sombrera dans un délire frénétique qui mettra fin à la cérémonie.
La figure masquée de son ami Banco, froidement assassiné, le poursuit au delà de la mort puisque cette figure afro-haïtienne remonte de très loin. Les sorcières, tantôt danseuses séductrices, tantôt femmes en transe ou des Erzulies folles traçant des vévés dans le sable, interviennent constamment pour révéler le monde monstrueux caché sous les apparences. Dans ce chaos parfaitement orchestré, la scène incarne les délires de Macbeth : un monde peuplé de monstres, un tambour vivant qui impose son rythme et dialogue (entre autres) avec Lady Macbeth qui va Initier son mari et le fera accomplir l’indicible. La femme cache l’arme du crime dans son chignon après l’avoir reçu de l’assassin coiffé de « dreads ». Elle écrase une orange entre ses mains, d’un geste sec qui fait gicler le jus comme du sang : une mise à mort lente, hiératique, aussi définitive que symbolique puisqu’il rend l’acte meurtrier, absent de la scène, encore plus réel. La cohérence et la puissance de cette vision scénique sont fondées sur l’esthétique de l’acte ritualisé (auquel l’éclairage dramatique contribue énormément) à partir d’un geste psychosomatique, dirait-on, par où certains corps finissent presque en transe, et deviennent ainsi le véritable site de l’acte créateur.
Les acteurs se prêtent parfaitement à ce jeu dansé. Ils sont des corps obéissants, mettent en relief, autant le sens des mots que le pouvoir évocateur de leurs sonorités. En effet, le texte devient quasi partition par ses différents niveaux de musicalité. La musique déclamatoires des monologues en français, certaines phrases douces en créole expriment une plus grande intimité entre les puissants alors que les voix excitées de la foule créolophone font ressurgir le monde inquiet du peuple. D’ailleurs Vanessa Schmit-Craan qui joue Lady Macbeth est en passe de devenir une très grande comédienne grâce à sa présence éblouissante, la profonde musicalité de sa voix, et l’aisance avec laquelle elle assume le texte et habite son personnage. Quant à Macbeth, au moment où la folie meurtrière s’empare de lui, Philippe Racine, les yeux exorbités , une voix tonitruante qui fait tressaillir la salle, est capté par un grand spot. L’éclairage saisit cette explosion de délire irréversible, signe du moment de passage ou Macbeth continuera désormais son voyage de l’autre côté. Le choc est saisissant et l’acteur bouleversant.
Tout concourt – musique, sonorités, jeu frénétique, chorégraphie impeccable, orchestration des voix, conception spatiale, dialogue continu entre le français et le créole, éclairage, costumes, pour confirmer que le monde de Shakespeare, envahi par le mauvais sort et les revenants, n’est pas si éloigné du monde des esprits afro-caribéens. Une création importante qui devrait tourner au Québec et ailleurs.
Alvina Ruprecht
Montréal, avril 2010
NDLR : La pièce, 6 ans après sa création, tourne encore.
Macbeth de William Shakespeare
Traduction française de F.-V. Hugo
Traduction créole de Rodney Saint-Éloi
Mise en scène de Stacey Christodoulou
Avec: Cynthia Cantave, Maxime Mompérousse, Philippe Racine, Vanessa Schmit-Craan et Franck Sylvestrei
Scénographie: Amy Keith
Costumes: Marija Djordjevic
Éclairages: David Perreault Ninacs
Musique: Serge Geoffroy
Assistance à la mise scène: Barbara Zsigovics