— Par Jean-Marie Nol, économiste —
La probabilité de la signature du protocole d’accord sur la vie chère en Martinique, bien qu’importante, ne suffira pas à mettre fin au malaise profond qui agite l’île. La crise actuelle de la vie chère aurait pu être évitée si ce n’était pas l’influence de la dictature de l’émotion , du présentisme et le culte par les élus de la métaphore du nez dans le guidon et surtout de la radicalisation qui interdisent toute analyse prospective de la situation politique et économique en Martinique. Le préfet de la Martinique a eu grandement tort de prendre l’initiative d’une table ronde sur la vie chère sous la pression d’un groupe d’activistes. Cela constitue une faute d’appréciation de la problématique de la vie chère qui s’avère structurelle et impossible à régler dans un temps court comme le dénote des négociations ardues qui traînent en longueur. Dans cette affaire de la vie chère,il y a eu sans conteste une très mauvaise appréhension de la notion de gestion de crise . Ainsi la gestion de crise permet de prendre conscience d’une réponse à la crise dans sa globalité , ce qui n’a été le cas des acteurs politiques et économiques en Martinique. La crise actuelle liée au coût de la vie aurait pu être anticipée, si la société martiniquaise n’était pas prisonnière de ce que l’on appelle le « présentisme », une approche où l’urgence du moment prend le pas sur toute réflexion à long terme. Cette tendance, combinée à une gestion souvent influencée par l’émotion et la pression des événements immédiats, empêche toute analyse approfondie et prospective de la réforme du modèle économique et un examen critique de la situation socio-économique de la Martinique.
L’une des erreurs majeures qui ont marqué la gestion désastreuse de cette crise réside dans l’initiative du préfet de convoquer une table ronde sous la pression d’un groupe d’activistes dont un chef autoproclamé représentant du peuple martiniquais, au passé trouble . Bien qu’elle ait tenté de répondre aux tensions palpables, cette décision révèle une mauvaise compréhension des causes profondes de la vie chère, qui sont essentiellement structurelles et nécessitent une réflexion de long terme. Une discussion de fond aurait plutôt dû se tenir au niveau national, à Paris, en présence de tous les acteurs politiques et économiques des territoires d’outre-mer. Ce choix stratégique erroné est la cause des manifestations violentes et reflète la précipitation qui domine actuellement, alimentée par des émeutes locales et une colère croissante d’une fraction de la population martiniquaise .
L’emprise du présentisme sape la capacité à envisager l’avenir. Pourtant, penser le long terme est crucial pour transformer le futur des Antilles, y compris de la Martinique et de la Guadeloupe. Le rapport au temps, notamment en Occident, a radicalement changé au XIXe siècle, lorsque l’idée d’un progrès constant justifiait les sacrifices du présent au nom d’un avenir meilleur. Cependant, cette conception du progrès s’effrite aujourd’hui. Nous avons perdu la capacité à envisager le futur avec profondeur, car tout est concentré sur l’immédiat. La société vit dans une sorte de boucle, à l’image du cycle de vie des êtres humains, un cycle auquel la Grèce antique accordait une importance primordiale.
Les défis de cette vision à long terme sont nombreux, qu’il s’agisse de politiques publiques, d’économie ou de la gestion des ressources naturelles et des écosystèmes des Antilles. Les cycles temporels se raccourcissent, en grande partie en raison des innovations technologiques notamment l’intelligence artificielle et des nouveaux modèles de production qui imposent aux entreprises de revoir sans cesse leurs stratégies, limitant leur horizon de planification à seulement quelques années. Les responsables politiques tout comme les entreprises martiniquaises, comme d’autres dans le monde, sont désormais réticents à se projeter sur 10 ou 20 ans. Le contexte économique mouvant décourage les exercices prospectifs de long terme, bien que ce soient ces mêmes exercices qui permettraient de mieux appréhender les incertitudes futures.
Cette incapacité à penser à long terme est symbolique de la crise qui frappe la Martinique aujourd’hui. Les blocages violents et les tensions sociales qui paralysent l’île ne sont que le symptôme d’un problème plus profond, au-delà de la simple question de la vie chère. La Martinique, tout comme la Guadeloupe, a toujours été un lieu de crises multiples, mais aujourd’hui, certains observateurs, comme le président de la Collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy ou encore madame Rodap présidente du MEDEF Martinique, décrivent une situation presque insurrectionnelle.
Plus que tout autre responsable politique, Serge Letchimy devrait pourtant savoir que le seul rapport de force avec l’État ne garantit pas la sécurité alimentaire à moindre coût, et encore moins la paix sociale : l’enchaînement des violences et de la répression conduit immanquablement la société martiniquaise qu’il met aux prises dans une impasse. Les risques de dérapages sont réels, et le gouvernement est bien conscient de la gravité de la situation, à en juger par le renforcement des services de police et renseignement sur place.
Cependant, malgré la gravité de la situation, il est important de ne pas céder à la panique. Le risque d’une révolte généralisée est présent, mais il ne s’agit pas d’une révolution indépendantiste imminente à l’image de la nouvelle Calédonie . Il est essentiel de distinguer entre les mouvements de révolte et des aspirations plus profondes qui pourraient naître de cette crise. Dans ce contexte, il est facile de surestimer les tensions actuelles en les assimilant à des velléités de rupture totale avec l’État français, alors qu’il s’agit avant tout d’un rejet de l’autorité républicaine, exacerbé par des frustrations d’ordre idéologiques et identitaires accumulées depuis des décennies au sein du corps social martiniquais.
La notion de rapport de force, omniprésente dans les relations entre la Martinique et l’État français, est une clé pour comprendre cette crise. La partie dominante, représentée par l’État, et la partie dominée, la Martinique, sont engagées dans une relation de conflit où les pouvoirs sont inégaux. Toutefois, le mouvement syndical et politique antillais, en croyant pouvoir imposer son diktat à l’État comme il l’a fait par le passé, commet une erreur d’analyse. La situation quasi insurrectionnelle actuelle résulte en grande partie de cette croyance, mais elle ne correspond pas à une rupture idéologique profonde de l’assimilation, contrairement à ce que certains pourraient penser.
En fin de compte, la crise actuelle, bien que douloureuse, offre une opportunité unique de repenser l’avenir de la Martinique. Comme toute crise, celle de la vie chère permet de soulever des questions qui étaient jusque-là évitées. Cependant, il est primordial de garder à l’esprit qu’une action violente appelle toujours une réaction. Le mouvement syndical, tout en défendant les intérêts de la population, ne doit jamais perdre de vue cette vérité fondamentale. Penser l’avenir de la Martinique nécessite de s’extraire du présentisme ,de l’émotionnel et d’envisager une transformation des institutions à long terme, une refonte au préalable du modèle économique et social qui répondra non seulement aux crises actuelles, mais aussi aux défis de demain.
« Fèy di plis ki sa, van chayé-y »
Traduction littérale : La feuille était encore plus prétentieuse et pourtant le vent l’a emportée.
Moralité : Il faut savoir rester modeste face à l’épreuve de force…
Jean-Marie Nol, économiste