— Par Dominique DOMIQUIN —
A l’époque où la masse sombre qui domine l’embouchure du Galion s’appelait encore Fort St Charles (années 80), j’y rejoignais mon père après l’école en grimpant à travers le quartier populaire du Carmel. Cet imposant édifice militaire abritait alors l’observatoire de vulcanologie de Guadeloupe, antenne de l’Institut de Physique du Globe de Paris. J’en connais chaque pierre pour y avoir passé une partie de mon enfance. J’y ai mainte fois repoussé l’anglais à coups de canons rouillés, échappé à des fantômes aux orbites vides qui tentaient de m’agripper quand je rodais trop près des cachots. Tel Louis Delgrès, par une poterne dérobée surplombant la falaise, j’ai échappé aux troupes impériales venues rétablir l’esclavage. J’ai écrasé des amandes pour en savourer les graines. J’ai saigné des manguiers pour en récolter l’ambre, gratté la croûte des gommiers tel un indien Karib radoubant son embarcation. Mes exploits accomplis, je dévorais mon goûter avant de faire pipi sur la tombe de Richepanse. Je n’en tire aucune fierté. Ce rituel n’était pas un acte réfléchi. Il se trouve simplement que le bougre est enterré à l’endroit le plus élevé du fort, celui d’où l’on peut voir descendre le soleil sur la Mer des Caraïbes.
A l’époque, Michel Feuillard dirigeait l’observatoire. Il était aussi membre de la Société d’Histoire de Guadeloupe. Le bâtiment de la Grande Poudrière avait été choisi parce qu’on le savait capable de résister à une éruption sérieuse. L’endroit avait quelque chose du cloître avec ses murs humides supportant une voûte cloquée de salpêtre. On y parlait peu si ce n’était pour murmurer des mots hermétiques : « hypocentre », « onde mécanique », « lapilli », « plagioclases », « faille de San Andréas », «continental drift », « Vésuvien » ou « Péléen »…
Partout des câbles enchevêtrés, des outils, des diodes, des cartes géographiques, des bouquins en anglais, en espagnol ou en français. Aux murs, un lot de photos et de gravures jaunies montrant la Soufrière dans tous ses états. Studieux, on analysait des roches, de l’eau, des gaz. On épluchait les données prélevées aux quatre coins de la Caraïbe et d’Amérique. Le sourcil froncé, on surveillait de grosses bandes magnétiques. On programmait les tout premiers ordinateurs en langage Basic. On déchiffrait de mystérieux rouleaux crachés par de grosses machines prenant constamment le pouls du volcan. On y recevait des scientifiques de stature mondiale comme Haroun Tazieff ou Katia et Maurice Kraft. Là, dans ce bunker tropical, j’ai appris combien mon île pouvait être fatalement vivante. Appris à ressentir dans mon corps d’enfant des secousses sismiques quasi imperceptibles pour les profanes.
Les hommes de Michel Feuillard, guadeloupéens et métros, n’étaient pas tous des diplômés ayant fait de grandes études. Beaucoup ont appris sur le tas, à la dure et gravi les échelons au fil des formations. En vérité, ces gars là renvoyaient Mc Gyver à sa place de comique. Ils furent les premier a installer et exploiter éoliennes et panneaux solaires en Guadeloupe (suite à l’éruption de 1976) Des pionniers ! Ils travaillaient en sous-effectif permanent avec de maigres moyens qu’intelligence et débrouillardise devaient compenser. A l’époque, tout ou presque était à inventer… Ces scientifiques étaient aussi des randonneurs solides, connaissant bien les traces qu’abrite la forêt tropicale humide. Grimper dans la gadoue sous une pluie diluvienne et/ou dans une chaleur étouffante avec, sur le dos, un groupe électrogène ou un sismomètre qui se dérègle au moindre choc, garder l’esprit clair pour effectuer des relevés et des opérations complexes de calibrage : Ay chèché y, piti !
Fort Delgrès -c’est aujourd’hui son nom- est moins connu pour avoir accueilli les « basses » et ébats amoureux des lycéen(ne)s acnéiques de Gerville-Réache, (ceux du très austère et catholique Pensionnat de Versailles préféraient, je le confesse, l’herbe du Jardin Botanique de Basse-Terre). Le Fort fut surtout l’hôte de nombreux spectacles (théâtre, musique, danse, projections de films, reconstitutions, expos), et d’un musée jamais vraiment abouti… L’endroit est donc un haut lieu de l’Histoire et de la Culture de notre archipel. Il ne demande qu’à revivre. Hélas ! Depuis que l’observatoire a déménagé, le Fort s’ennuie…
Le 27 mai 2008 fut posée la première pierre du Mémorial Acte : “Centre Caribéen d’Expressions et de Mémoire de la Traite et de l’Esclavage”. Ce projet ambitieux ressuscite au passage la friche de l’ancienne usine Darboussier à Pointe-à-Pitre. Un édifice colossal de 4000 m2 de murs et 2300 m2 de jardins, le tout pour un coût de 45 millions d’euros… Caramba ! Ça donne envie d’être architecte ! Inclure le Fort dans un tel projet, ou plutôt l’y relier, permettrait peut-être de joindre l’utile à l’utile ? Je n’ai rien contre Darboussier, lieu tout aussi symboliquement « chargé » d’histoire. Mais pourquoi ne pas habiller la Basse-Terre sans déshabiller la Grande-Terre ? Faire d’une pierre plusieurs coups ? Valoriser le patrimoine existant, honorer la mémoire des ancêtres, étudier sans tabous la question de l’esclavage tout en faisant des économies ? Créer des emplois, redynamiser le tourisme ? Surtout en cette période de crise, quand bien même l’on sait que l’Europe finance la chose pour moitié ?
« Décidément, quoiqu’on fasse, le Créole n’est jamais content ! » Dira t’on. Evidemment, que le Fort reprenne vie, que les guadeloupéens s’y sentent comme chez eux, que les touristes aient envie d’y revenir me ferait plaisir, puisque cet endroit a -à plus d’un titre- contribué à faire de moi qui je suis. Mon propos n’est donc pas de déclencher quelque polémique stérile ni de fustiger la mandature régionale fraîchement reconduite. Je n’ai d’ailleurs aucune idée de ce qu’une telle entreprise peut coûter en matière de réfection, de remise aux normes de sécurité, d’hygiène, etc. Alors disons que c’est ma contribution du moment au débat citoyen. Ma façon à moi, tout en commémorant les deux abolitions de l’esclavage, de saluer ceux qui, comme mon père Alain Domiquin, Christian Anténor-Habazac, Gilbert Hammouya, Bertrand Figaro, André Salin ou Michel Feuillard ont, souvent dans l’ombre, beaucoup, beaucoup, beaucoup veillé à ce que nous puissions dormir tranquilles.
Et le sexe dans tout ça ? Pourquoi ce titre racoleur ? Ben… y’en a un peu quand même ! Mais j’avoue que c’était pour accrocher le chaland. Le procédé est ô combien minable, j’en conviens, mais comme à ce qu’il paraît plus personne ne lit en Guadeloupe…
Dominique DOMIQUIN
Basse-Terre, le 16/05/10