— Par Selim Lander —
Dans un récent billet[i], nous nous interrogions sur le paradoxe du comédien tenu de « jouer vrai ». On exige de lui qu’il s’accapare son personnage de telle sorte que les spectateurs puissent y croire, tout en restant constamment conscient qu’il ne fait que jouer. Evidemment, les spectateurs, qu’ils adhèrent ou non au personnage – du moins les spectateurs aguerris, ceux qui forment le public habituel des théâtres – ne peuvent eux-mêmes pas ignorer que ce qui se déroule sur le plateau n’est qu’un jeu : l’illusion n’est pas complète. Sauf que, n’en déplaise à Diderot, il n’est pas rare qu’un comédien, même un bon, se laisse par moments envahir par son personnage au point de s’oublier lui-même. Les mots sortent de sa bouche comme les siens, il oublie qu’il récite le texte d’un autre qu’il a appris par cœur. Et dans ce cas, il n’est pas rare que les spectateurs – même aguerris – oublient par moments, eux aussi, où ils se trouvent et identifient le comédien à son personnage, voire s’identifient eux-mêmes au personnage.
Est-ce bon, est-ce mauvais ? Les adeptes de la « distanciation » ne le voient pas d’un bon œil. Les spectateurs – surtout les moins aguerris ! – ne sont en général pas contre, la preuve en étant que le cinéma, où l’identification est aisée, est un art bien plus populaire que le théâtre. Tout cela pour remarquer que toutes les pièces ne se prêtent pas autant à cet oubli de soi qui survient à l’occasion chez le comédien comme chez les spectateurs.
Seulaumonde est un texte superbe de Damien Dutrait qui en a confié la réalisation (M.E.S. et jeu) à Nelson-Rafaell Madel, comédien exceptionnel par sa présence et son engagement.
Sans déflorer les ressorts de l’histoire qui a sa part de vérité imaginée par D. Dutrait, un court extrait du texte permettra à chacun de juger comment cela est écrit :
« … On ira jeter la langue de bœuf dans la poubelle et on préparera des vermicelles grillés à la poêle comme mon père faisait quand j’étais petit et eux ils diront qu’ils aiment trop ça les vermicelles grillés et qu’ils en feront quand ils auront des enfants. Ainsi ils deviendront fort et relèveront des défis urbanistiques monumentaux pour construire les nouveaux mondes de demain, ceux de la lune et de Jupiter ! … »
On n’est pas surpris qu’un comédien comme N.-R. Madel se soit emparé d’un tel texte et qu’il le restitue avec toute la force de son talent. Un texte à trois personnages, le protagoniste nommé Seulaumonde, sa mère et son père. La M.E.S. est minimaliste aucun décor, une chaise pour unique accessoire qui passe de jardin (le côté de la mère) à cour (celui du père). Seulaumonde porte la chemise bleue à rayure du père. Elle devient un châle quand il interprète la mère. Un unique intermède musical, proche de la fin, au cours duquel le comédien se livre à une danse débridée. Son jeu est d’une manière générale très physique, le ton montant parfois jusqu’au hurlement.
Pour en revenir au propos initial, l’alternance des personnages joués par le même comédien empêche toute identification durable. Le monologue à plusieurs voix de D. Dutrait nous tient alors sur le fil de son histoire à trois voix dans le plaisir d’un théâtre aussi contemporain par son écriture que par sa construction, tandis que N.-R. Madel, au mieux de sa forme, a vaillamment résisté (lors de la représentation du 10 avril) aux éternuements d’un spectateur doublement intempestifs car puissants et prolongés.
Une interrogation pour finir. Si les comédiens ont souvent la tentation de la M.E.S. il s’agit néanmoins de deux métiers différents. Se mettre en scène soi-même est encore plus périlleux que de diriger d’autres comédiens, les regards extérieurs dont on peut bénéficier remplaçant difficilement une vraie direction d’acteur. La tentation est forte de faire ce que l’on sait déjà faire sans éprouver le besoin d’autre chose. En l’occurrence, malgré la réussite incontestable du spectacle auquel nous avons assisté, on demeure curieux de découvrir ce que donneraient le même texte et le même comédien avec un autre metteur en scène.
Théâtre municipal de Fort-de-France, 10 et 11 avril 2019.
[i] https://mondesfrancophones.com/critiques/michel-richard-interprete-michel-foucault/
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« Seulaumonde »: puissance et incandescence d’un texte et d’un comédien — Par Roland Sabra —
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