— Par Gary Klang —
Mon amitié avec Serge Gilles remonte au Paris merveilleux des années 60, celui de Mai 68, du général de Gaulle, d’Aragon, de Che Guevara… On se rencontrait au hasard de nos flâneries et souvent il passait me voir chez moi, au 34 de la rue Gay-Lussac, là où la première barricade de Mai fut érigée.
Ce que j’aimais le plus chez Serge, c’était son humour, son amour de la vie, deux qualités qui vont de pair, sans oublier sa grande bonté. On s’appelait Compè Coq, ce qui ne veut rien dire et tout dire à la fois, comme seule la langue créole en a le secret. Ah ! la gaieté communicative de mon ami Gilles ! C’était un être toujours de bonne humeur qui avait éliminé de sa vie les passions tristes, comme disait Spinoza, et moi qui évite comme le choléra les gens raides et compassés, ceux qui ne savent pas rire et font chier tout le monde, j’éprouvais un profond sentiment de bien-être en sa présence. Raison pour laquelle il me manque tellement aujourd’hui. Notre dernière rencontre eut lieu à Port-au-Prince. J’y étais invité par des amis, les responsables du Pen Club Haïti (que j’avais fondé avec d’autres membres du Pen Club Québec en nommant Georges Anglade président). C’est d’ailleurs avec mes amis du Pen Club Haïti, Emmelie Prophète et Jean-Euphèle Milcé, que nous avons été à Gonaïves et à Marchand-Dessalines, et passé d’inoubliables moments avec en outre Lyonel et Evelyne Trouillot, Deji Olikotun, Bonel Auguste, Georges Castera, Louis-Philippe Dalembert, Josaphat-Robert Large…
Serge Gilles est passé me voir à l’hôtel la veille de mon départ, en compagnie de mon vieux copain, Philippe Stephenson ainsi que de mon complice de toujours et compagnon des 400 coups, Robert Labrousse, alias Bobby. Soirée mémorable en compagnie d’autres écrivains, où Serge a raconté avoir accueilli et guidé Che Guevara à Paris. Il me l’avait présenté sur le boulevard Saint-Michel comme s’appelant Enrique. Le Che était déguisé en bourgeois, pour ne pas être arrêté, et se rendait en Afrique pour aider Kabila à organiser une guérilla, mais le projet échoua pour des raisons indépendantes du Che.
Mon ami Serge était un homme d’un immense courage, et ce n’est pas sans raison que le Che avait entière confiance en lui et qu’il l’a rejoint incognito en France avant de se rendre au Congo, dans le but de poursuivre la mission qu’il s’était donnée, celle de créer un nombre incalculable de Vietnam pour libérer les opprimés.
Après l’échec de l’aventure africaine, Che Guevara revint à La Havane pour repartir peu après en Bolivie où il fut assassiné, comme chacun sait. Serge devait le rejoindre dans la jungle bolivienne, mais la mort du Che avait tout changé. Il est alors parti avec une malle pleine d’armes, afin d’aller combattre Duvalier en Haïti. Hélas, il fut arrêté à Montréal où il fit un an de prison.
De retour à Paris, il vint me voir à la rue Gay-Lussac. On sonne un jour à ma porte et qui vois-je devant moi, l’air un peu las, mais le regard rieur ? Serge Gilles, qui avait disparu depuis longtemps et dont j’étais sans nouvelles et pour cause, étant donné qu’un guérillero qui part faire la guérilla ne vous dira jamais où il va (la même histoire m’était arrivée avec Gérald Brisson au pavillon des Provinces de France à Paris). Mais revenons à Serge. Dès son arrivée chez moi, il m’annonça d’emblée :
– Gary, je dois d’abord te dire que je suis surveillé par toutes les polices du monde pour mes activités avec le Che. Il se pourrait donc qu’elles sachent que je suis venu te voir. Est-ce que tu acceptes malgré tout de m’accueillir ? Je te pose la question, car mes amis politiques eux-mêmes ont peur d’être vus avec moi…
Je déteste la lâcheté.
– Serge, lui répondis-je, tu es pour moi un frère… Si je t’abandonnais au moment où tu as le plus besoin de moi, serais-je un ami ?… Sache que tu peux venir ici quand tu veux et à toute heure du jour et de la nuit, car je n’ai de comptes à rendre à personne. Je suis un homme libre qui voit qui il veut, quand il veut.
Je me souviens aussi d’autres rencontres. Un après-midi, j’étais dans mon appartement avec mon amie Patricia que m’avait présentée un vieux copain : Gérard Aubourg. Patricia avait de grands yeux pers, dont j’ai dit dans un autre texte qu’ils avaient la profondeur des lacs d’Autriche. Je n’ai jamais vu les lacs d’Autriche, mais ça n’a aucune importance. Serge arriva à l’improviste et quand je lui présentai la jeune fille, il ne put cacher son admiration et balbutia quelques paroles confuses. Il m’a avoué par la suite que c’était la plus jolie fille qu’il avait jamais vue de sa vie. Je le pensais aussi.
Permettez-moi une digression sur cette brune aux yeux pers. Je lui disais souvent qu’elle ressemblait à l’Elsa d’Aragon, poète qu’elle et moi admirions par-dessus tout. Le dieu Hasard allait nous en donner la preuve. Un soir, à la gare du Nord, où elle travaillait pour se faire de l’argent de poche, elle vit arriver Aragon et Elsa. Lorsqu’Elsa partit, Aragon alla voir Patricia, sans raison apparente, et lui lança à brûle-pourpoint :
– Mademoiselle, qu’est-ce qu’une aussi jolie fille que vous fait ici à vendre des billets de chemin de fer ?
Lorsqu’elle me raconta son histoire le lendemain, il m’apparut clairement que c’était sa ressemblance avec Elsa qui avait attiré Aragon, lequel s’éclipsa aussi vite qu’il était venu, sans lui laisser le temps de répondre. Patricia venait de rater l’occasion de sa vie.
Le grand poète, tout comme Serge Gilles, avait été fasciné par ses beaux yeux pers…
Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire
J’ai vu tous les soleils y venir se mirer…
Mais ma rencontre la plus mémorable avec mon ami Gilles a eu lieu un jour où je remontais le boulevard Saint-Michel ; lui le descendait, accompagné de Joel Liautaud et d’un homme qu’il me présenta comme s’appelant Enrique. C’était un monsieur dans la trentaine, parlant espagnol et français, un bourgeois bon chic bon genre portant costume et cravate. J’ignorais qui j’avais rencontré ce jour-là et ne l’ai su qu’en 2013, plus de 40 ans après !
Cet homme que j’avais vu sur le boulevard Saint-Michel n’était nul autre que Che Guevara déguisé en bourgeois pour ne pas être arrêté. Eh bien, oui, j’ai serré la main du Che à Paris dans les années 60, peu avant son départ pour le Congo de Kabila, et le plus extraordinaire, c’est que je l’ai ignoré pendant tout ce temps-là !
Les années ont passé, mais Serge Gilles et le Che resteront à jamais liés dans ma mémoire, l’image de deux hommes qui se battaient contre la laideur du monde et étaient prêts à mourir pour réaliser leur rêve.
Aujourd’hui, en 2024, le Che est mort depuis longtemps, Serge Gilles est mort lui aussi et les petits hommes ont tout gâché. Mai 68 semble n’avoir jamais été surtout lorsqu’on voit ce qu’est devenu le leader du mouvement, Daniel Cohn-Bendit : un être sans vie et sans consistance, le contraire même de ce qu’il avait été en 68, époque où il fut le héros de toute une jeunesse. Mais c’est Arthur Rimbaud, enfant de Mai avant la lettre, qui exprima mieux que quiconque ce que je ressens aujourd’hui en écrivant ce texte :
« Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »
En Mai 68, il était interdit d’interdire et il y avait une plage sous les pavés.
Mais aujourd’hui, en 2024, il est interdit de rêver et la plage a disparu. Il ne nous reste que la réalité rugueuse.
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Serge Gilles ( 1936- 2021) était le chef du parti politique Fusion des sociaux-démocrates haïtiens. Il a passé 25 ans en exil à l’étranger avant de retourner en Haïti en 1986. Il est devenu le chef du parti Fusion en 2005 et a été présenté comme candidat à la présidence mais a perdu face à René Préval.