— De Jean-Durosier Desrivières, écrivain, comparatiste et créoliste —
Pour dire mon affection aux esprits de Serge Chalons et de Gérard Guillaume, j’aurais aimé que mes mots soient aussi précis que concis, mais non sans poésie. Dire poésie, c’est dire densité et clarté d’une franchise, comme combinaison de mots de Saint-Aude – Clément Magloire – et d’Eluard. Oui, denses, sombres, mais clairs malgré tout, pour cœurs vibrants. La magie, au sens strict, n’est pas toujours principe premier des rencontres importantes. Mais le mystère, sans doute : mystère, au sens d’énigme, de miracle, en marge de toute confession…
De mes deux amis martiniquais partis trop tôt, sans doute, au pays sans chapeau, comme tant d’autres amis et amies chers de l’île d’Aimé – je pense fortement à feu Marius Gottin, caribéen au plus profond de son être –, Serge compte parmi les premiers. J’ai embrassé sa passion en tant que président du Comité Devoir de Mémoire Martinique, un 2 mai 2001, à la galerie André Arsenec de l’ex-Atrium, à Fort-de-France, sous l’auspice de Médecins du Monde. Cela faisait seulement deux ans depuis que j’avais foulé la terre d’Eugène Mona : il y avait colloque, organisé après création dudit comité pour le cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en Martinique (1848-1998).
Le colloque, qui s’intitulait « Histoire et mémoire des sociétés post-esclavagistes… ou …La révolte contre l’oubli », se donnait pour « but de faire reconnaître la traite et l’esclavage de plus de trois siècles aux Amériques comme crime contre l’humanité ». S’y trouvaient donc présents les historiens Georges Mauvois fils et Pierre Buteau, la député Christiane Taubira, le philosophe Mickaela Perina, le psychologue Fred Galva et l’anthropologue Richard Price, entre autres, tous guyanais, martiniquais, guadeloupéens, africain et haïtiens, pour des réflexions et discussions on ne peut plus enrichissantes. La visée du Comité le poussait donc à multiplier ses actions et à placer le champ de la réflexion sur l’histoire martiniquaise, le traumatisme et la réparation, dans une perspective englobant les différentes parties du globe touchées par ce même tourment, « cette nécessité de sortir de l’oubli ».
Et nous connaissons un peu la suite ou la conséquence de la première manche de ce pari : la loi dite loi Taubira, rapportée précisément par Christiane Taubira par devant l’assemblée nationale française, adoptée le 10 mai et promulguée le 21 mai 2001, reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.
Nous voici au cœur d’un moment historique, majeur !
Ainsi, j’ai rencontré le 2 mai 2001, Serge Chalons, et son sens de la mémoire, et sa fraternité vraie, au détour de quelques mots et gestes éloquents. C’était un caribéen martiniquais, vrai ! La fraternité caribéenne, il la vivait en des actes concrets, hors toute démagogie, toute parole en l’air ou tout populisme… Hors tout m’as-tu-vu… Dès lors, pour moi, il n’y a pas à lui rendre hommage comme on le fait pour parader et oublier… Il y a à garder ses actes réels, effectifs, et son image inspirante, en soi, comme gages de l’incarnation d’une véritable fraternité caribéenne… et de le dire, de le répéter, de se le répéter sans cesse… Et de suivre les empreintes de ses pas… Voilà ce qu’est à mon sens un hommage valable à un homme simplement grand : hommage qui n’a pas à dire son nom ! Sinon…
Quant à Gérard, je l’ai rencontré ou il m’a rencontré longtemps après mon amitié avec Serge. En l’an 2004, dans le contexte des deux cents ans de l’indépendance d’Haïti… Il s’installait parfois parmi tant de têtes d’un certain public qui répondait à quelques-uns de mes récitals de poésie ou autres interventions… Il était là, effacé, silencieux… Il m’a été présenté lors d’une prestation par une compatriote chanteuse qui avait pris le soin de me dire son attachement à ma personne, tout en déclinant son grade et son importance… Pensant qu’il pouvait m’être utile… Mais… Nous avons simplement appris à nous apprivoiser, à créer des liens, sains, vrais, comme on oublie souvent de le faire, entre êtres simplement ouverts, l’un à l’autre… sur nos terres… poétiquement…
Et voilà !
Amis, nous le sommes devenus… longtemps amis… Sans jeu de pouvoir ni d’influences entre un artiste et un détenteur de privilège dans un média, tout responsable de programme à RFO (actuelle Martinique 1ère) qu’il était… Notre amitié, nous l’avons vécue dans l’humaine condition d’être caribéen respectueux… Notre amitié, nous l’avons vécue dans la tourmente et la splendeur incessantes des années qui filaient… Notre amitié de près et de loin… Puis, de la période Covid jusqu’au hasard de cette nouvelle… (oui, la nouvelle m’est arrivé par simple hasard)… Puis, elle s’est précisée de bouche à oreille, la nouvelle : il a filé vers les étoiles, ton ami, en prenant son envol par lui-même… nouvelle qui, si elle m’a surpris, ne m’a point ébranlé… Puisqu’elle est là, en substance, la nouvelle, en cette « Dissertation » saisissante :
« s’il faut partir il est bon il est beau de s’adresser à l’artisan de soi. Être l’instigateur de sa propre boucherie. Finir admirablement,
où l’on ne sait
sur terre c’est tout !1 »
Et pour revenir à mon ami Serge, en évoquant la période Covid : comment oblitérer ses actes engagés dans un tel contexte de traumatisme collectif déjà presque effacé de la mémoire ? Trop dissous, sommes-nous, dans les coulées incessantes du numérique et de l’éphémère célère, en marge d’humanité et d’humanisation.
La dernière fois que nos mains amicales et fraternelles se sont serrées, et que nos paroles se sont mélangées, Serge et moi, c’était en août 2021, dans son cabinet à Didier, en pleine polémique vaccinale, dans la courbe à peine descendante de la pandémie. Je devais récupérer entre ses mains trois exemplaires d’un ouvrage collectif auquel j’avais collaboré : Une soirée haïtienne2. Celui-ci était coordonné par notre ami commun, l’américain Thomas C. Spear, le webmaster du fameux site « Île en île », et édité par le CIDIHCA3 de Frantz Voltaire, autre ami en commun. Nous avons discuté plus d’une heure de politique sanitaire, de la logique-illogique du confinement et de la politique aveugle et sourde de la vaccination de masse. Et surtout de son fameux protocole alternatif de traitement, notamment de sa préconisation de la prévention systématique en période de pandémie…
Puis, nous avons continué à parler à distance, de choses de premières nécessités, parmi lesquelles : la poésie, encore la poésie, surtout la poésie… et parfois de moyens de défense face aux idéologies ambiantes, suffocantes, dominantes… Et d’Haïti, nous en avons aussi parlé, sans relâches, toujours à distance… Et parallèlement, je contaminais aussi, par la parole politique et poétique, Guillaume qui se trouvait si loin, Guillaume dont le rythme et le timbre, et le grain de la voix me renvoyaient soudainement parfois à un vers d’Apollinaire qui me réconcilie avec la félicité : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire4 ».
Mais pour tout dire, de par leur intelligence, leur être sincère et leur attachement à mon pays, mes deux compères me rapprochent de plus en plus de cette pensée de Sénèque, emplie de vérité sublime, éternelle et éblouissante : « La récompense d’une bonne action, c’est de l’avoir accomplie. »
Ah ! Serge… Gérard… mes gages de beauté et de bonté caraïbe, et au-delà… sans exhibitionnisme mémoriel… Parce qu’il y a cette parole de Georges qui me parle, Georges Castera :
« Même quand mon ombre est penchée
je garde la tête droite
Il ne faut pas laisser aux morts
l’initiative de la lumière
Debout partisans !5 »
1Jean-Durosier Desrivières, « Dissertation », Vis-à-vis de mes envers suivi de Le poème de Grenoble, Suresnes, 2013, p. 27.
2Jean-Durosier Desrivières, « Barthes au Yanvalou », Une soirée haïtienne, sous la direction de Thomas C. Spear, Montréal, CIDIHCA, 2020, p. 78-88.
3Centre International de Documentation et d’Information Haïtienne, Caribéenne et Afro-canadienne.
4Guillaume Apollinaire, « Nuit rhénane », Rhénanes, Alcools, 1913.
5Georges Castera, « La station debout », Voix de tête, Port-au-Prince, Editions Mémoire, 1996, p. 57.