— Par Guy Lordinot —
« Entre l’intégration et la désintégration, il y a place pour l’invention. »
Aimé Césaire
Aujourd’hui, les Martiniquais sont en plein désarroi. Rien ne va plus.
Symptôme inquiétant : plus de trois mille jeunes émigrent chaque année vers d’autres pays afin de se forger, ailleurs, un avenir répondant à leurs souhaits, que la Martinique est incapable de leur offrir.
Conséquence : la population vieillit. Dans le même temps, l’arrivée régulière d’une population de race blanche montre qu’un génocide par substitution (expression d’Aimé Césaire) est en marche.
Le désarroi s’amplifie, certains cherchent les responsables de cette situation alarmante.
Pour eux, Victor Schœlcher, qu’ils considèrent comme un esclavagiste, en est le responsable. Décision est prise de démolir les deux statues érigées en son honneur. L’opération est menée le 22 mai 2020 par des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart qui revendiquent leur geste symbolique à visage découvert face aux autorités de l’Etat.
Disparu depuis 1893, l’intéressé ne peut évidemment pas réagir. Il faut par conséquent trouver d’autres personnalités à incriminer, par exemple les békés, héritiers des esclavagistes. On les cloue au pilori et on s’attaque aux symboles de leur puissance économique.
Comment le gouvernement réagira-t-il ? Pour l’heure, des suites judiciaires sont en cours.
Depuis 1946, date du début de la départementalisation, le gouvernement considère que les Martiniquais sont incapables de diriger eux-mêmes leur pays. En application de cette doctrine, il procède à la nomination systématique de Préfets et de hauts fonctionnaires de race blanche pour assurer la gestion ou l’administration de la Martinique. De très rares exceptions viennent confirmer le fait que telle est bien la position des gouvernements depuis 1946. Rien n’indique pour l’instant qu’une évolution soit envisagée.
Quel regard porter sur la situation d’aujourd’hui ?
Armistice racial
L’arrivée des Européens après l’expédition de Christophe Colomb s’est traduite par l’extermination des Caraïbes, l’esclavage des Africains, l’exploitation des Asiatiques… Dans cette guerre raciale, les Européens ont nettement dominé : accaparant les terres et leurs richesses, ils sont devenus détenteurs du capital et l’ont fait fructifier par les esclaves africains et les ouvriers asiatiques.
La coexistence de ces races a abouti à la naissance d’une population profondément métissée, la population martiniquaise. Celle-ci est donc née dans un climat de violence. De ce fait, des traces vivaces ou latentes du conflit interracial, subsistent au plus profond de chaque Martiniquais.
L’unique chance de trouver l’apaisement, est que chacun d’entre nous signe un armistice entre les « races » qui coexistent en nous.
Ceux qui ont fait le choix de retenir uniquement leur ascendance africaine au détriment de toutes les autres, vivent —consciemment ou non— un tourment intérieur plus ou moins violent qui détermine leur comportement social.
Or les conditions d’arrivée des esclaves en Martinique font que l’arbre généalogique des Martiniquais s’arrête à ces esclaves. Du fait de l’absence d’état civil pour eux à cette date, l’arbre généalogique se trouve tronqué car il est impossible de remonter jusqu’aux ancêtres demeurés dans leur pays. En revanche, avec des Européens restés en France, des ramifications de l’arbre existent pour les enfants issus d’unions maîtres – esclaves.
Les lois de l’hérédité font donc que les Martiniquais sont des métis, ceci ne peut être contesté. A l’exception des békés qui ont partiellement réussi à conserver leur peau blanche. Ne convient-il pas que chacun de nous intègre cette réalité et décide de faire front commun face aux périls qui nous menacent ?
Néantisation identitaire
La disparition programmée de l’identité martiniquaise paraît inéluctable. Pendant que nous nous déchirons, le génocide par substitution se déroule implacablement sous nos yeux.
Imperturbablement, l’Etat continue sa politique coloniale que l’on peut assimiler à une véritable agression. Il limite la durée de séjour des préfets et hauts fonctionnaires à environ trois années, afin d’éviter une possible « antillanisation » de ces derniers.
Depuis toujours, nos programmes scolaires sont établis par des fonctionnaires qui ignorent tout de notre histoire et de notre culture.
Pire, depuis ce vingt et unième siècle, l’Etat accentue l’affectation dans nos écoles élémentaires et maternelles d’enseignants de race blanche totalement étrangers à notre culture, afin qu’ils y poursuivent le travail d’assimilation à la culture française.
N’y a-t-il pas là une source d’aliénation et donc de désordre supplémentaire dans des psychismes déjà perturbés ?
Un autre péril, lié au dérèglement climatique, menace notre pays d’une forte dépopulation. L’habitat étant massivement situé sur le littoral, environ 40.000 personnes pourraient perdre leur logement du fait de l’élévation du niveau de la mer et de l’érosion côtière, si rien n’est fait pour l’éviter ! Ces personnes devraient alors s’expatrier ! Le Professeur Saffache milite courageusement pour éveiller les consciences sur cette prévision alarmante, partagée par d’autres experts. En vain. Les décideurs ne s’en préoccupent nullement, alors que la zone des 50 pas géométriques, densément peuplée, sera transférée à la Collectivité Territoriale de la Martinique qui en aura la gestion dès le premier janvier 2021. Comment préparer les familles qui y résident à faire face à ce danger qui menace leurs maisons ?
Nos voisins caribéens y compris ceux de la Guadeloupe préparent leur population à ces échéances. Chez nous, désintérêt total.
Bien d’autres dangers menacent notre santé et notre survie.
L’absence d’une bonne organisation du traitement et de l’évacuation des boues de fosses septiques, fait que les professionnels déversent ces boues dans la nature avec le risque de faire réapparaître des maladies telles que la dysenterie, le choléra, la bilharziose. Outre les dangers pour notre population, on imagine les conséquences pour le tourisme…
L’absence d’une politique sérieuse de traitement et de distribution d’eau potable fait peser un énorme risque sanitaire avec l’apparition de cancers et autres troubles, notamment pour nos enfants.
En effet, l’état désastreux des canalisations fait qu’on retrouve dans l’eau du robinet de très nombreux pesticides y compris le chlordécone.
En matière énergétique, notre dépendance au fuel alimente le réchauffement climatique et la pollution de l’air dont la qualité se dégrade de plus en plus.
Sur les risques naturels majeurs, quelle politique de prévention est mise en œuvre ?
On le voit, nombreux sont les dangers qui menacent notre population et notre île. Pourtant, on constate une indifférence coupable alors qu’il est urgent d’y faire face sans délai.
Utopie refondatrice
La destruction des statues de Schœlcher semble une réponse désespérée à notre inquiétude collective.
Mais, au-delà de ces actions, quelles propositions sont formulées pour éviter notre disparition ?
On ne peut s’empêcher de penser que les statues ont été érigées par des Martiniquais qui, certes, agissaient dans le contexte de leur époque. D’aucuns ont même organisé des souscriptions pour leur réalisation. Qui, de ce fait, sont les vrais responsables ?
A qui faut-il demander des comptes sinon à ceux d’entre nous qui ont conduit ou cautionné la politique menée jusqu’à aujourd’hui ?
Quelles personnalités martiniquaises méritent d’être honorées aujourd’hui et à quel niveau ?
Nous devrions rechercher et trouver une réponse consensuelle à cette question. Ceci est d’autant plus important que nous n’avons pas encore perdu nos complexes liés à la couleur de notre peau.
En témoigne par exemple, le choix fait par la Ville de Fort-de-France pour honorer la mémoire de Gaston Monnerville, guyanais, fils de martiniquais, ancien Président du Sénat pendant 22 années. Gaston Monnerville était opposant au Général de Gaulle, Président de la République. Afin de l’éliminer, le Président a voulu supprimer le Sénat. Monnerville l’a vaincu, le Sénat a été maintenu.
Récemment, le 2 février 2017, Fort-de-France a choisi un simple rond-point, celui de Kerlys, pour honorer notre compatriote.
En comparaison, le boulevard le plus prestigieux de Fort-de-France porte encore de nom du Général de Gaulle, un incontestable colonialiste.
C’est le signe que dans l’échelle de nos valeurs, le blanc demeure encore au-dessus de nous.
Où sont nos personnalités à honorer et à offrir en symbole de dignité et de responsabilité à notre population ?
Une population métissée qui diminue, une population de race blanche, culturellement différente qui augmente, voilà le signe que notre identité de martiniquais est en déclin régulier.
Faire face à ce déclin afin de le conjurer, nous impose de réaliser un grand rassemblement, incluant les békés, pour faire vivre une nouvelle utopie, une utopie refondatrice : « faire émerger le Martiniquais véritable, ni assisté, ni colonisé, mais acteur de son devenir ».
Tâchons de relever ensemble ce défi colossal.
NB : notre réflexion exclut évidemment tout jugement de valeur sur les hommes. Il existe chez nous de nombreuses unions entre blancs et noirs dans lesquelles les blancs se comportent en néo-Martiniquais. On peut également constater dans des collèges et lycées du pays que les ateliers périscolaires bénévoles et les sorties pédagogiques sont fréquemment animés par des enseignants de race blanche intégrés dans les pratiques de la société martiniquaise.
Tribune publié initialement dans France-Antilles le 24/06/20