« Les passeurs des littératures africaines suivi de « Angles morts et fantômes », le 18/01/23 à l’IMEC
Introduction : Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC
Conférence : Jean-Pierre Orban
Discutante : Maëline Le Lay
Accès zoom possible : écrire à claire.riffard(a)cnrs.fr
“Dans ce projet paradoxal entre tous, il s’agi(t) (…) d’une entreprise tout à fait inédite de mise en conformité finale du chercheur avec sa conception de la vérité scientifique (…) en un retour sur soi très contrôlé (« je mets au service du plus subjectif l’analyse la plus objective »).
Préface de l’éditeur à Esquisse pour une auto-analyse, P. Bourdieu, 2004.
Partant d’un exposé présenté lors du lancement de la chaire des littératures et arts africains (Académie royale du Maroc) à Rabat, sur les rives de l’océan Atlantique et non loin de celles de la Méditerranée, m’appuyant sur les significations et fonctions du « passeur », je tenterai d’abord de dessiner un panorama lacunaire, impressionniste de ce qu’ont pu être les passeurs européens (mais aussi africains) des littératures africaines, surtout subsahariennes, depuis le colon jusqu’à l’universitaire actuel dans le processus menant à l’édition et ensuite à l’adoubement par des personnalités significatives (en mettant entre parenthèses le travail de l’éditeur, considéré ici davantage comme porteur). Je m’attacherai ensuite à relever les ambivalences et ambiguïtés éventuelles dans ce rôle de « passeur », contenues dans le mot lui-même ainsi que dans ses synonymes et parallèles : « parrain », « intercesseur », « intermédiaire » ou « go-between », notion davantage étudiée ces dernières années en matière de circulation des cultures et entre sciences (Simon Schaffer, Lissa Roberts, Kapil Raj and James Delbourgo (eds.), The Brokered World: Go-Betweens and Global Intelligence, 2009 ; K. Raj, Go-Betweens, Travelers, and Cultural Translators, in A Companion to the History of Science, Bernard Lightman ed., 2016).
La notion de go-between ou d’intermédiaire sous-entend cependant une place de troisième élément (« third party », K. Raj) relativement neutre pour ces passeurs culturels (idem). Or cette notion se doit, il me semble, d’être questionnée quand on s’attache à la translation d’objets culturels non encore accomplis (tels les manuscrits, projets théâtraux ou musicaux etc) par des « passeurs » d’une sphère qui a entretenu et entretient encore avec les créateurs de ces objets une relation de domination ou qui, aujourd’hui, se situent dans un rapport paradoxal de puissance (éditoriale, financière, logistique), parfois de nostalgie non avouée de cette ancienne possession ou habitation (induisant un habitus durable) de terres excentrées (voire imprégnées d’exotisme), de sentiment de culpabilité et de volonté de restitution (ce que l’on s’est approprié, dont on s’est nourri et dont on a joui). Dans cette configuration, l’objectif tend à s’estomper ou à se mettre au service des motivations profondes, inconscientes ou refoulées, du passeur qui perd sa position tierce neutre pour se retrouver dans un face à face avec l’objet et sa source, et confronté, s’il veut bien l’admettre, à ses propres fantômes, biais et angles morts.
Au-delà de l’acteur culturel qui se transforme alors parfois en coproducteur (réécrivain des manuscrits, intervenant fantôme des œuvres) des produits finaux, je souhaiterais toutefois m’interroger sur les biais et les angles morts de la recherche littéraire, y compris dans le champ de la critique génétique, en jetant les bases d’une auto-analyse qui puisse, en un deuxième temps, conceptualiser ces notions.
À la différence de l’anthropologie (M. Godelier, Ch. Gassarian, JP Olivier de Sardan e.a.), de la sociologie (déjà Weber) ou, plus récemment de l’histoire (introduction du concept d’ « ego-histoire »), la recherche littéraire, à de rares exceptions (ainsi, concernant la recherche théâtrale, M. Le Lay qui souligne e.a. le passage de chercheuse en co-constructrice de l’objet de sa recherche, « Du chiffonnier à l’anthropologue », Continents manuscrits : https://journals.openedition.org/coma/4288), s’est peu adonnée à une entreprise de réflexivité sur son travail. Je tenterai d’en entamer la démarche en empruntant aux sciences sociales ou psychologiques les concepts susceptibles de nous être utiles (angles morts – A. Vermylen – , biais, transferts et contre-transferts, …) sur le terrain littéraire. En particulier, je tâcherai de me pencher sur la démarche génétique censée, en un parallèle avec l’archéologie, se préserver des biais personnels grâce à ses objets, matériels, « morts » et en excluant l’irruption du biographique tant du côté de l’auteur que du chercheur. Je m’interrogerai plus avant encore sur la démarche de l’équipe Manuscrits francophones et sur les nœuds et parfois impasses auxquels elle a été confrontée depuis ses débuts, à commencer par le choix de son nom. Notre démarche est-elle neutre ? À partir de quel moment (choix de corpus, définition de l’axe, analyse, restitution) le personnel investit-il l’objet et en traduit, au risque de le trahir, le sens selon ses objectifs camouflés et ses motivations refoulées ? Enfin, peut-on, sans s’égarer dans les dérives auquel le mouvement actuel d’ethical turn (e.a. Didier Fassin) est parfois soumis, dessiner une éthique de notre approche, au sens premier du terme : une étude et une proposition de comportement à l’égard de nos « objets » en œuvrant à une nouvelle « interconnexion » avec nos terrains au lieu d’une activité de passeur d’une rive à l’autre.
Auto-analyse bien ordonnée, par nature, commençant par soi-même et y trouvant une légitimité dans le dernier texte publié de Pierre Bourdieu (Esquisse pour une auto-analyse, 2004), je veillerai à tracer mes propres biais à travers un court parcours biographique qui les expliquerait.
(Jean-Pierre Orban)