–Par Selim Lander —
Sélune pour tous les noms de la terre est une œuvre de Faubert Bolivar, martiniquais d’origine haïtienne, philosophe, auteur de théâtre confirmé dont plusieurs pièces ont été couronnées par des prix. Sa pièce La Flambeau a été produite sous la forme de mini-opéra au Canada. Quant à Sélune c’est un beau texte à lire autant qu’à écouter au théâtre, un texte prenant, dur, poignant parfois tout en étant un document sur la société haïtienne, avec le chômage endémique, la corruption, et, sous-jacente, la débrouillardise (des mères surtout !) qui permet, malgré tout, de vivre ou au moins de survivre. La pièce a été écrite avant le tremblement de terre de 2010 et le déferlement des gangs. C’est donc un autre Haïti que celui d’aujourd’hui, certes mal en point mais pas totalement décomposé. Par exemple, lorsqu’un nouveau dictateur prend le pouvoir, il cherche à se concilier l’opinion en « donnant le baccalauréat au peuple », c’est-à-dire en gonflant artificiellement le taux de réussite (est-ce pour la même raison que le taux de réussite à ce même examen est si élevé en France ?) Toujours est-il que les choses se sont passées ainsi pour Sélune :
Chance pour moi, l’année où je descendais le baccalauréat première partie, Rhéto, il y avait un coup d’état dans le pays. Ceux qui ont fait le coup d’état, comme ils tuaient le peuple, ils voulaient courtiser le peuple, comme ça le peuple n’allait pas être trop chagrin. Car si le peuple est trop chagrin il va crier son chagrin, donc il va se faire entendre. Or, les autorités n’aiment pas entendre le peuple. C’est comme ça que la rumeur courait que le gouvernement allait donner le baccalauréat au peuple. Ce qui n’était pas forcément faux, parce qu’en février aussi le carnaval était sept jours. Donc, le peuple était déjà content, carnaval plus baccalauréat étaient pour lui. Même s’il y avait des morts plus le grand goût, c’était cinquante-cinquante. Moi, ce qui me permet de dire que la rumeur n’était pas fausse, ce n’est pas le carnaval sur sept jours, c’est qu’un soir, alors que j’étudie sous un poteau électrique au bord de la rue, un soldat de l’armée coup d’état vient me voir gentiment pour me dire : « Petite mademoiselle, je t’observe déjà depuis longtemps. Si je peux te donner un conseil, tu peux rentrer chez toi tout de suite et dormir sur tes deux oreilles. Cette année, le baccalauréat est pour le peuple. » Eh bien, oui ! En juillet, lorsqu’on a donné les résultats, le taux de réussite au baccalauréat était à 87 pour cent. En général, c’était le taux d’échec qui était à 87 pour cent. Mais, il n’y avait pas un seul baccalauréat, il y en avait deux. Rhéto et Philo, un et deux. J’ai eu le un, mais je ne peux toujours pas dire comment j’ai eu le deux. C’est un vrai mystère pour moi. Le jour où on a commencé les examens, j’étais malade, je n’étais même pas à Port-au-Prince…
[Les Français apprécieront : En Haïti, quand Faubert Bolivar écrivit ce texte, 87 % de réussite au bac paraissait exorbitant. Ici et maintenant le même pourcentage paraîtrait scandaleusement faible. Car chez nous c’est démagogie un jour, démagogie toujours… Et que dirons-nous de ceci : « les autorités n’aiment pas entendre le peuple » dans le passage cité ?]
L’extrait ci-dessus permet d’apprécier la langue de Bolivar et l’on comprend qu’on ait voulu la porter au théâtre, une langue orale qui donne la parole à divers personnages en plus du narrateur (comme ici au soldat), une langue enracinée, avec des détails qui ne le sont pas moins (comme le poteau électrique dans la rue suppléant l’absence de lumière à la maison). On aimerait citer davantage – ce n’est pas le propos d’une critique de théâtre et l’ouvrage est disponible chez CaraïbÉditions – mais on fera quand même une nouvelle exception pour la manière dont est abordée la question des mauvais sorts (des quimbois) dans le passage qui suit immédiatement celui qu’on vient de lire :
On m’avait envoyée à Bombardopolis pour prendre guérison. Ma belle-mère à l’époque, si c’est une belle-mère qu’on peut appeler ça, la mère de Fritz, mon copain, enfin mon ex-copain, avait fait une expédition pour moi. Elle avait envoyé un mort sur moi pour que je laisse son fils en repos, ah ! Fritz, t’es un malpropre ! Après tout ce que j’ai enduré pour toi ! Le mort qui était sur moi était un mort de Trou-du-Nord. Tous les jours : à midi, à minuit, à deux heures du matin, à six heures du soir, il y avait une autre heure oui je ne me rappelle pas bien, c’est ma maman qui m’a raconté, je savais perdre la connaissance quand ces heures arrivaient.
L’exotisme de la langue de Bolivar tient moins à des images qu’à des tournures inattendues : « descendre la baccalauréat, le peuple trop chagrin, l’armée coup d’État, prendre guérison, faire une expédition, perdre la connaissance », autant d’expression qui font tilt chez un lecteur ou un spectateur habitué à une angue française plus classique. Et parfois on demeure perplexe devant une expression comme le « grand goût ». Les habitants des Antilles françaises apprécieront la différence entre cette langue et celle de leurs auteurs (Glissant dans ses romans, Confiant, Chamoiseau) qui ont également construit une langue littéraire. Alors que ces derniers revendiquent de parsemer leurs textes de mots ou d’expressions créoles plus ou moins francisés, ce dernier n’apparaît pas explicitement chez Bolivar, même s’il est évidemment sous-jacent sous la forme de créolismes.
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Nelson-Rafaell Madel s’est chargé de mettre en scène Karine Pédurand dans ce texte. Un texte un peu coupé mais dit d’une traite, à l’exception de la césure prévue par l’auteur afin de permettre à la comédienne d’ôter sa tenue négligée de tous les jours et d’endosser un costume plus respectable, puisqu’elle a décidé de se rendre « au Ministère » plutôt que d’écrire la lettre sur laquelle elle s’échine en vain depuis le début. Toutefois, contrairement à ce qui est indiqué par l’auteur, elle se change hors de la vue des spectateurs – étant donné la manière dont elle a interprété le rôle, on comprend qu’elle a aussi besoin de souffler – tandis que des images de noyade (dont on devine facilement la signification) sont projetées sur l’écran faisant office de (minuscule) fond de scène dans la salle paroissiale du Carbet.
Karine Pédurand est une comédienne très expérimentée que nous avons eu la chance de voir dans plusieurs productions à la Martinique et que nous avons toujours plaisir à revoir. Dire qu’elle est à la hauteur du personnage serait une litote. Elle incarne une Sélune à 200 %, interprétant non seulement son rôle mais celui des autres personnages que l’auteur fait parler par sa bouche avec une passion admirable et l’on s’étonne qu’elle puisse se donner autant, avec une telle générosité et une telle faconde, sans faiblir pendant aussi longtemps. S’il y avait un bémol à apporter à ces éloges, ce serait que la comédienne convoque parfois l’impression d’en faire un poil de trop. Qui aura déjà assisté à des mises en scène de N.-R. Madel ne sera pas vraiment surpris à cet égard : il aime l’outrance au théâtre. Mais un tel parti pris est-il vraiment congruent au personnage créé par Bolivar ? Cette incertitude ne pourrait être levée que si l’on nous proposait une autre interprétation, plus sobre de Sélune.
Car si Sélune est résiliente, elle traverse bien des malheurs. Elle est ballottée entre les moments de courage qui aident à affronter les épreuves et le découragement lorsque le malheur est trop grand. Elle avoue par exemple, à la fin de la pièce, ne plus savoir « où demander des dettes » et qu’elle « doit déjà les dents dans sa bouche ».
L’auteur, néanmoins, a voulu une fin optimiste : son héroïne n’est pas entièrement désespérée, elle croit toujours à la révolution qui donnera enfin tout et tout de suite et pour tout le monde […] car, il y aura toujours une main pour foutre le feu final qui purifiera ce pays que vous nous avez donné comme on administre un poison à un ennemi juré.
Sélune pour tous les noms de la terre, de Faubert Bolivar, M.E.S. Nelson-Rafaell Madel, avec Karine Pédurand.
Salle paroissiale du Carbet le 24 janvier à 19h et MJC du Vauclin le 31 janvier à 19h.