— Par Yves-Léopold Monthieux —
La récupération politique des incidents des 21, 22 et 23 décembre 1959 à Fort-de-France n’a pas échappé à l’historien Benjamin STORA qui présidait la commission chargée par le ministre des outremers d’enquêter sur les évènements. S’agissant des 3 victimes, la commission déclare : « On peut tout de même souligner que la mort les a inscrites dans un destin paradoxal : chaque famille voudrait, en effet, que son fils, son frère, son cousin, ne fût pas un émeutier, alors que l’action militante des années 1970 fera de « Marajo, Rosil et Betzi des révolutionnaires héroïques ». Elle poursuit : « La littérature décembriste a donc cherché (sic) à les héroïser : les inscrivant dans une dramaturgie révolutionnaire, elle en a fait des anticolonialistes prenant les armes contre le colonialisme français ». (…) « Tout porte à penser que ces 3 jours furent un gros « coup de colère » et un grand cri de détresse », ce que je ne crois pas. En effet, les preuves étant impossibles, on fait converger des probabilités et l’une de celles-ci, plus que probable, a été délibérément ignorée. Aussi, il conviendrait de reconnaître que les bagarres étaient chose courante dans les villes où cohabitent la police et l’armée. D’où la présence d’une police militaire certains jours de permission2. Selon la formule de votre serviteur, ce fut un « incident de ville de garnison qui a dégénéré ». Toutefois, il se soumet à la juste conclusion de la commission STORA qui s’écarte sensiblement de la philosophie du représentant martiniquais : « ce n’est donc pas une émeute politique ».
Doit-on effacer le rôle des appelés antillais du contingent ?
En effet, les appelés du contingent avaient joué un rôle primordial dans le déclenchement des incidents. Témoin du tout début des incidents, j’ai même indiqué que sans leur présence, très nombreuse en ce dimanche précédant Noël, il n’y aurait pas eu de « décembre 1959 ». Ce témoignage ne fut pas entendu. Une banale bagarre entre des militaires et les CRS ne convenait pas à l’esprit d’héroïsme du 22 mai ni au romantisme de l’idéologie révolutionnaire. Bref, l’allusion aux militaires n’était pas la bienvenue, bien que les témoins oculaires cités ont parlé à plusieurs reprises de « bagarres ».
Ce n’est que le lendemain que des gens sont venus, soit pour la castagne, soit pour voir ce qui « allait se passer », et que le terme « émeute » a pris du sens. En effet, comme l’indique une longue lettre3 riche en renseignements, dont la signature n’a pas été révélée, le lundi 22 décembre « les deux protagonistes soldats et CRS étaient consignés dans leurs casernes respectives ». Pour ce témoin anonyme, donc, ces deux protagonistes, c’était le sujet de la veille. On comprend mieux le désintérêt pour la part militaire de l’événement quand Louis-George PLACIDE déclare dans l’émission Face à la 1ère que les militaires ne portaient pas l’uniforme. Comment alors désigner leur présence au sein de la foule ? A ce surprenant manquement s’ajoute son peu de goût pour le détail et les accoutrements. Non, l’uniforme des soldats n’était pas de couleur bleue.
L’ignorance des sachants martiniquais
Le professeur martiniquais n’échappe pas à l’ignorance largement partagée par les sachants de l’histoire et de la politique. En effet, le spécialiste de « décembre 1959 » ignorait, 60 ans plus tard, que l’un des protagonistes de l’incident, Frantz MOFFAT, qu’il dit avoir entendu à plusieurs reprises, était le fils du fameux MOFFAT qui avait été le principal mis en cause dans l’assassinat d’André ALIKER. Pourtant, on peut imaginer le choc qu’avait dû avoir le frère du défunt, le docteur Pierre ALIKER, qui, en l’absence de CESAIRE, faisait fonction de maire de Fort-de-France. Il eût été intéressant de savoir, pour l’affaire et pour l’histoire, s’il y avait un rapport entre l’humeur de Pierre ALIKER, d’une part, qui aurait utilisé le terme de « voyous » pour qualifier les 2 hommes, et, d’autre part, l’attitude frileuse du Parti progressiste martiniquais. Par ailleurs, l’historien martiniquais n’a pas oublié de sacrifier à la légende du « génocide par substitution », appliquée à tort à la Martinique. Dès janvier 2008, dans sa tribune titrée « M. Césaire n’a pas dit ça », votre serviteur écrivait dans quelle condition Césaire avait utilisé cette expression4 qui n’a jamais concerné la Martinique, mais seulement la Guyane. Mais l’inclination est trop forte pour ceux qui s’emploient à écrire « l’histoire martiniquaise à côté de l’histoire ».
Entendons-nous bien :
Oui, les naissances étant en 1959 de près de 40 pour mille, la démographie martiniquaise pouvait être qualifiée de « galopante » ;
Oui, les usines fermaient, entrainant la diminution des ouvriers agricoles qui ne trouvaient que partiellement à se recycler dans la culture de la banane ;
Oui, la jeunesse, qui n’éprouvait pas de regret pour la fermeture des usines (dont l’image était celle de la misère), n’avaient pas toujours la formation souhaitée et encore moins des promesses d’emplois ;
Oui, l’argument est juste, qui indique que les promesses de 1946 n’étaient pas au rendez-vous, 13 ans après, et qu’une insatisfaction se faisait jour, malgré les progrès incontestables en matière sanitaire, de couverture sociale et d’éducation ;
Oui, les maigres salaires des travailleurs, souvent des journaliers, permettaient difficilement aux familles de bien vivre et d’offrir à leurs enfants une perspective de vie meilleure ;
Oui donc, les conditions paraissaient réunies pour imaginer une possible révolte de la jeunesse. C’était une supputation facile et séduisante.
Une jambe nationaliste et une jambe assimilationniste
Néanmoins, rien dans le déroulé des incidents de décembre 1959 ne permet de faire le lien entre la situation sociale du moment et les manifestations. L’approche idéologique, qui implique l’effacement du rôle des militaires, relève de spéculations qui sont à la mesure des orientations politiques de ceux qui s’y consacrent.
Par ailleurs, les incidents de décembre 1959 diffèrent sur un point essentiel de la Fusillade du Lamentin ou des évènements de Chalvet. Ces derniers, au contraire du premier, étaient liés à des revendications sociales et politiques parfaitement identifiées. Même les manifestations de février 2009 ont été portées par un sentiment revendicatif totalement absent lors des incidents de décembre 1959. En fin de compte, avec des conclusions et des résolutions inverses, le gouvernement et les idéologues ont fait la même analyse. Le pouvoir craignait ce qu’à l’inverse, les séparatistes souhaitaient : le développement aux Antilles de foyers d’insurrection. Certes, à cette époque naquit le discours nationaliste, issu des intellectuels du Quartier Latin, comme dit l’historien DELEPINE. Encore incompris en Martinique, le nationalisme martiniquais serait donc né à l’étranger. La religion du « 22 mai » est venue donner du jus à la mouvance, tandis que la coloration héroïque allait être apportée par les légendes de « décembre 1959 » et de l’OJAM.
Mais, parallèlement, l’assimilation allait se consolider, recouvrant tout le spectre de la vie politique martiniquaise. Cette opération fera dire que la France est la seule métropole à avoir réussi sa colonisation. Il en est résulté un personnage martiniquais qui avance à cloche pied, sur une jambe nationaliste et une jambe assimilationniste. C’est un peu l’expression finale du « destin paradoxal » évoqué par le professeur Benjamin STORA.
Fort-de-France, le 26 décembre 2019
Yves-Léopold MONTHIEUX
1 Commission d’information et de recherche historique sur les événements de décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 en Guadeloupe et en Guyane, et de mai 1967 en Guadeloupe », présidée par l’historien Benjamin Stora. Louis-Georges PLACIDE était membre de cette commission.
2 La même mesure de prudence était prise pendant l’escale des croiseurs américains.
3 In Les émeutes de décembre 1959 – Un repère historique. – Louis-Georges PLACIDE – L’Harmattan – 2010
4 « M.Césaire n’a pas dit ça ». In Contrechroniques de la vie politique martiniquaise – Yves-Léopold MONTHIEUX – 2008.