Sergio et Sergeï — Arythmie
— par Janine Bailly —
Les séances VO de Madiana n’ont qu’un défaut, celui de présenter un film sur une ou deux séances seulement, de sorte que si vous souffrez ces soirs-là d’un quelconque empêchement, vous vous voyez privés de projections particulièrement intéressantes… Entre les deux œuvres vues cette semaine, il était facile de faire un lien, et les programmer l’une après l’autre était une bonne idée, l’Union soviétique devenue Russie étant une de leur composantes communes.
Pour Sergio et Sergeï, Ernesto Daranas, réalisateur et scénariste cubain, s’est inspiré d’une histoire vraie, à partir de laquelle il a bâti, entre sérieux et humour de bon aloi, une fiction qui se déroule dans ces quartiers de La Havane où des immeubles délabrés, autrefois plus flamboyants, abritaient des familles extraordinairement courageuses en ces temps dits de « période spéciale ». On y vivait en partie sur les terrasses, établissant d’une maison à l’autre des liens d’amitié et d’entraide. Le metteur en scène fait lui-même le point sur le thème traité : « C’est vrai que plusieurs radioamateurs ont contacté différentes stations spatiales et qu’un équipage soviétique a vécu la transition de l’URSS vers la Russie dans l’espace. »
Le récit si singulier nous fait d’abord sourire, où l’on voit Sergio le cubain, muni d’un matériel de radioamateur fort rudimentaire, entrer en communication avec Sergeï le cosmonaute russe enfermé dans une capsule spatiale tout aussi rudimentaire, le dialogue étant permis par le fait que Sergio, à la suite d’un séjour d’études qu’il fit à Moscou, parle la langue de Sergeï. Mais Sergio est sur écoute, de même que, de l’autre côté de l’Océan, son correspondant américain est en permanence sous l’œil du FBI, un correspondant qui l’aide en lui expédiant des colis interceptés, bien sûr, par des autorités cubaines corrompues.
Autant d’occasions d’analyser une époque, par-delà la nostalgie qu’elle engendre, de stigmatiser certains des aspects du fonctionnement cubain, en forçant le trait jusqu’à une plaisante caricature. Une histoire prétexte à dire beaucoup sur ce que furent les débuts de cette décennie quatre-vingt-dix, l’île de Cuba qui ne peut plus compter sur l’aide d’une Union soviétique en démantèlement, la fin de la guerre froide — qui de l’Amérique ou de la Russie, récupérera Sergeï ? —, la façon dont dans les familles on se débrouille pour se nourrir et survivre, l’ingéniosité dont on fait preuve — la mère de Sergio ne va-t-elle pas jusqu’à vendre les bijoux dédiés aux divinités de la maison, tout en s’excusant auprès d’elles ? — et les radeaux de fortune que sur la terrasse un voisin construit, planches et vieux pneus assemblés, pour ceux qui voudraient partir en exil. Par dessus-tout l’espoir, qui vit tenace dans la présence vivace d’une fillette joyeuse, à l’esprit éveillé, et prompte à la réplique !
Plus grave mais peut-être plus tragiquement humaine encore est, dans Arythmie, la façon dont le réalisateur et scénariste russe Boris Khlebnikov nous parle de son pays à l’ère de Poutine, « à l’ère du capitalisme mal maîtrisé et destructeur ». Le film pourrait se lire comme un triple portrait, celui d’Oleg, médecin dans une unité d’intervention, celui de son épouse Katia, médecin urgentiste à l’hôpital, et celui d’une Russie qui depuis l’effondrement du mur n’a pas davantage su trouver le chemin des « lendemains qui chantent ».
Mais la figure centrale est bien Oleg, qui dès la première séquence est regardé au plus près dans son métier et dans sa rébellion, un métier qu’il pratique avec une grande conviction, comme une mission qu’il se serait donnée auprès des malades, une rébellion qui le conduit à enfreindre les règlements absurdes lorsqu’ils sont imposés par un directeur nouvellement nommé, représentant d’une hiérarchie dont le seul credo est le rendement à améliorer, les économies à réaliser, fût-ce au détriment des patients. Comment ne pas penser alors à Hella Kherief, cette jeune aide-soignante française « licenciée pour insubordination » à la suite de la publication de son récit Le scandale des Ehpad ? Car le problème de la santé n’est hélas pas l’apanage de la Russie…
Oleg, lui, en dépit de tous les risques qu’il prend puisqu’étant le premier à intervenir sur les accidents, en dépit du harcèlement de sa hiérarchie — qui ira jusqu’aux coups donnés —, ne perdra pas son emploi. Le film peut prendre allure de documentaire, dans des scènes réalistes impressionnantes, Oleg intervenant par exemple sur les lieux d’une bagarre sauvage entre hommes ivres, Oleg prenant contre l’avis de son coéquipier la décision d’inciser une fillette victime de graves brûlures — ce qui n’est pas à priori dans ses attributions — afin de lui rendre sa respiration, et sans doute de lui sauver la vie. La tension va croissant, le montage du film donnant à ces moments-là le sentiment d’une accélération bien en adéquation avec l’idée d’urgence.
Si les séquences alternent entre extérieur et intérieurs, il demeure une impression de huis-clos, d’étouffement en écho à la déshumanisation de notre monde, dans des appartements sommaires, à l’intérieur des ambulances, dans les couloirs des hôpitaux et des blocs opératoires. Impression de grande solitude aussi, inscrite sur le visage et dans les yeux clairs d’Oleg, si émouvant quand dans un de ces couloirs, seul ou confronté à une mère en larmes, il attend le verdict des chirurgiens qui opèrent la fillette brûlée. Et l’on comprend que se perdre dans l’alcool — une bande-son subtile rend jusqu’aux glougloutements des liquides qui coulent dans la gorge — est le moyen qu’a trouvé Oleg de supporter la dureté du métier et des jours. D’autant plus qu’en parallèle et en scènes alternées se délite le couple qu’il forme avec Katia !
Car si l’arythmie est celle du cœur, organe de vie qui doit battre jusqu’au bout dans les corps souffrants, elle est aussi celle des cœurs où l’amour naît, hésite, tremble et parfois se meurt. Katia ne sait plus, ne sait pas, balancée de la tendresse à la détestation, entre allers et retours, à la recherche de relations plus authentiques. Comment dire la mobilité expressive de ces deux visages souvent cadrés en gros plans, l’intelligence et la subtilité du jeu de ces deux acteurs, Irina Gorbacheva et Alexander Yatsenko, la beauté de ces instants fugitifs où, dénudés, ils se retrouvent et s’aiment dans un silence qui ne laisse entendre que les froissements des peaux un instant ré-accordées ?
La dernière séquence cependant sera symboliquement porteuse d’espoir : sur la route enneigée et dans un embouteillage qui semble filer à l’infini, le coéquipier d’Oleg obligera les véhicules à se ranger, dégageant l’horizon vers lequel l’ambulance pourra inscrire son chemin salvateur…
Fort-de-France, le 14 mai 2010