Sade. Attaquer le soleil

14 octobre 2014 – 25 janvier 2015. Musée d’Orsay

Alphonse Donatien de Sade (1740-1814) a bouleversé l’histoire de la littérature comme celle des arts, de manière clandestine d’abord puis en devenant un véritable mythe.
L’oeuvre du « Divin Marquis » remet en cause de manière radicale les questions de limite, proportion, débordement, les notions de beauté, de laideur, de sublime et l’image du corps. Il débarrasse de manière radicale le regard de tous ses présupposés religieux, idéologiques, moraux, sociaux.

Suivant l’analyse d’Annie Le Brun, spécialiste de Sade et commissaire invitée, l’exposition met en lumière la révolution de la représentation ouverte par les textes de l’écrivain. Seront abordés les thèmes de la férocité et de la singularité du désir, de l’écart, de l’extrême, du bizarre et du monstrueux, du désir comme principe d’excès et de recomposition imaginaire du monde, à travers des oeuvres de Goya, Géricault, Ingres, Rops, Rodin, Picasso…

Le caractère violent de certaines oeuvres et certains documents est susceptible de heurter la sensibilité des visiteurs.

« Sade nous concerne tous »

Propos recueillis par Frédéric Joignot

Les relations de Sade (1740-1814) et d’Annie Le Brun forment une longue histoire passionnelle. En 1977, l’écrivaine préface la première édition des œuvres complètes du « divin marquis » par Jean-Jacques Pauvert – en 1945, la publication d’Histoire de Juliette avait valu dix ans de poursuites judiciaires à l’éditeur. Suivront notamment Soudain un bloc d’abîme, Sade (Jean-Jacques Pauvert, 1986), Vagit-prop. Lâchez tout et autres textes (Ramsay-Pauvert, 1990), Sade, allers et détours (Plon, 1989). A l’occasion du bicentenaire de la mort de Sade, elle est la commissaire générale de l’exposition « Sade. Attaquer le soleil », présentée au Musée d’Orsay.

sade_attaquer_soleil-1On fête le marquis de Sade comme un classique, lui qui a été si longtemps considéré comme un maudit. Cherche-t-on à le neutraliser  ?

Sade résistera à toute neutralisation, je crois qu’avec lui on peut être rassuré. On ne lit sans doute pas plus Sade aujourd’hui qu’hier, mais on l’enveloppe des plus diverses analyses historiques, psychologiques, médicales, linguistiques, comme pour nous protéger de l’abîme auquel il nous confronte.

Une grande entreprise de normalisation a commencé. La forme moderne de la censure n’est plus d’interdire, mais de désamorcer, par excès de commentaires, d’interprétations, par une sorte de gavage qui finit par tout rendre équivalent. Mais l’œuvre demeure, irréductible.

Qu’est-ce qui résiste chez Sade, qui nous concerne aujourd’hui ?

L’extraordinaire chez Sade est qu’avant Nietzsche, avant la psychanalyse, il mette la pensée à l’épreuve du corps. Il met vraiment la philosophie dans le boudoir, à l’inverse de tous les autres qui, dans le meilleur des cas, font de l’érotique une dépendance de leur système. Lui, au contraire, nous révèle que l’exercice de la pensée n’est pas une activité abstraite, mais qu’elle est déterminée par les mouvements des désirs et que sa source est avant tout pulsionnelle. C’est la phrase fameuse dans Histoire de Juliette : « On déclame contre les passions sans songer que c’est à son flambeau que la philosophie allume le sien. »

Tel est ce qui caractérise la pensée sadienne. Ses héros ne pensent jamais à froid, ils dialoguent, ils prennent du plaisir, il y a chez eux un perpétuel « échauffement » de l’esprit, une continuelle surenchère de l’imagination érotique sur le raisonnement, qui en est troublé. Et ce trouble se communique au lecteur, subjugué à son tour. D’ailleurs Juliette, l’héroïne favorite de Sade, le dit bien : « Ma pensée est prompte à s’échauffer », révélant comment la pensée se met en mouvement. Sade est le premier à nous dire cela, et, plus encore, à nous le faireressentir…

Vous parlez d’un « cogito » sadien, d’une rupture philosophique majeure, qui nous précipite dans la modernité…

Dès 1782, il s’oppose en effet à Descartes : « Je pense, donc je suis. Cette idée, dit cet auteur, n’a aucun son, aucune couleur, aucune odeur, etc., donc elle n’est pas l’ouvrage des sens. Peut-on s’astreindre aussi servilement à la poussière de l’école ? », pour conclure  : « Point de sens, point d’idées ». Pour lui, la pensée est toujours incarnée, Il nous montre que le corps désirant travaille et sape toujours la raison, les beaux discours, la morale, et qu’en revanche une pensée est à l’œuvre qui nourrit les désirs, incite à les poursuivre sans jamais y renoncer, quel qu’en soit l’excès, jusqu’au crime parfois. Car il y a pour Sade une criminalité inhérente au désir, comme il l’affirme dans La Philosophie dans le boudoir : « Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande. » Voilà ce qu’on ne peut lui pardonner. Même si là et ailleurs, il annonce aussi bien Freud que le docteur Krafft-Ebing…

Vous pensez à ce catalogue des passions sexuelles que sont « Les Cent Vingt Journées de Sodome » ?

Sade y décrit six cents passions, des « passions simples », « doubles »,« criminelles » et « meurtrières », ce qui a fait dire à Maurice Heine, son éditeur dans les années 1930, que Sade est « l’homme à qui revient l’initiative de l’observation méthodique et de la description systématique » des perversions sexuelles. Seulement, à la différence des descriptions qu’en fait von Krafft-Ebing dans sa Psychopathia Sexualis, Sade nous les montre en action, il les incarne dans des personnages assumant leurs vices, tenant des propos scandaleux. Il les accompagne dans leur vertige et le pire est qu’il nous entraîne. Georges Bataille l’a bien vu, quand il rappelle qu’on ne saurait lire Les Cent Vingt Journées de Sodome sans une sorte d’« énervement sensuel » qui réveille en nous des pulsions enfouies. D’autant que dans cette perspective Sade a continuellement conscience qu’il replace l’homme au milieu des forces qui régissent l’univers, le faisant participer d’une nature violente, sexuée et immorale, qu’il lui importe en même temps d’excéder, en ce qu’elle constitue un défi pour la pensée.
« La Prière », 1930, photographie sur toile de Man Ray.

Défendant un individu libre, souverain et jouisseur, certains ont dit que Sade vouait un culte maladif à des aristocrates despotiques. Ou encore qu’il était un individualiste ultralibéral avant l’heure. Qu’en dites-vous ?

En faire le premier penseur ultralibéral, une sorte de libertaire libertin épanoui, est sans objet. Sade sait combien la liberté est dangereuse et l’homme souverain inquiétant. Il est un des très rares écrivains, peut-être le seul, à mettre la nature humaine à nu. Il peint des personnages libérant toute la violence de la passion sexuelle, l’exerçant au détriment des autres, parfois jusqu’à une cruauté sans pareille. Mais, là où il nous inquiète le plus, c’est en nous rappelant que ces actes sont monnaie courante dans l’histoire. Ses personnages jouissant de leurs crimes sont de tous les temps…

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