Rwanda : Alain et Dafroza Gauthier, chasseurs de génocidaires

rwanda_genocide-1Pour la première fois depuis le génocide des Tutsis il y a vingt ans, la justice française jugera l’un de ses auteurs présumés à partir de mardi prochain. L’aboutissement de plusieurs années de traque pour ce couple rémois qui a déposé près de vingt plaintes en France.

Pendant des années, les étés se sont ressemblé chez les Gauthier. Alain et Dafroza partaient de Reims avec leurs enfants sous le bras puis, une fois arrivés à Kigali, les trois petits étaient laissés chez les cousins. « Ils n’étaient pas malheureux avec leur famille, sourit Dafroza, aujourd’hui grand-mère. Et nous, on pouvait se consacrer entièrement à nos “délires”. » Peut-être faut-il être un peu délirant, en effet, pour passer ses étés à sillonner les collines du Rwanda à la recherche de rescapés ou d’anciens tueurs repentis. Enquêter, interroger, traduire. À chaque témoignage, replonger dans l’enfer. Puis, une fois de retour en France, poursuivre les tueurs. Confronter, vérifier, traquer. Réussir, enfin, à déposer plainte. Ne pas les laisser tranquilles, ces génocidaires qui, des années après avoir commis le pire des crimes, pensaient pouvoir tranquillement refaire leur vie en France.

Alain et Dafroza Gauthier pourraient faire figure de couple ordinaire. Elle chimiste, lui prof de français à la retraite. Mariés depuis quarante ans. Des enfants, des petits-enfants. Un appartement à Reims. Mais leur vie a basculé dans l’horreur, un jour d’avril 1994. Et depuis, plus rien n’est comme avant.

Alain Gauthier est né en Ardèche dans une famille modeste. En 1970, jeune séminariste, il part deux ans au Rwanda donner des cours de français. Il y croisera brièvement Dafroza, alors jeune étudiante tutsie. De retour en France, Alain renonce à la prêtrise pour devenir enseignant. Leurs chemins se recroisent en France quelques années après. Elle a fui le Rwanda après les attaques contre les étudiants tutsis et réside désormais en Belgique. Ils se marient en 1974. Vingt ans plus tard, le 7 avril 1994 au matin, Alain et Dafroza Gauthier entendent, catastrophés, les informations qui font état des premiers massacres de Tutsis à Kigali. La veille, l’avion du président Juvénal Habyarimana s’est écrasé au sol, ne laissant aucun survivant. Un déclencheur pour les extrémistes hutus dopés par la propagande anti-tutsis, omniprésente dans les médias depuis des mois. Entre deux chansons funky, la Radio des mille collines diffuse les listes des « cafards » à éliminer.

Impuissants, Alain et Dafroza assistent à distance au génocide le plus rapide de l’histoire : en cent jours, entre 800 000 et un million de femmes, hommes et enfants sont massacrés. Chaque matin apporte son lot de nouveaux deuils. Dafroza perdra près de
80 proches. Un trou béant s’ouvre, qu’ils ne pourront jamais refermer.

L’envie d’agir ne leur vient pas immédiatement. Il faudra attendre les premiers procès de génocidaires en Belgique. Ce pays a été le premier, en 1993, à adopter une loi de compétence universelle qui permet de juger sur son sol des étrangers pour les crimes les plus graves. Des amis du couple ont réussi à poursuivre en justice quatre présumés génocidaires. Le 8 juin 2001, ils sont reconnus coupables par le jury populaire de la cour d’assises de Bruxelles et condamnés à des peines de réclusion allant de douze à vingt ans.

« Et vous, quand est-ce que vous vous y mettez en France ? » leur glissent leurs amis après le procès. Alain et Dafroza prennent la boutade au pied de la lettre. Le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) est créé à Reims, dans la foulée du procès belge. Autour d’eux, Alain et Dafroza ont réuni un petit groupe en quête de justice. En ce début des années 2000, les plaintes déposées dans l’Hexagone contre des présumés génocidaires se comptent sur les doigts d’une main. La première date de 1995, une instruction a été ouverte dans la foulée. Mais, depuis, la justice traîne, inexplicablement.

gauthierDès lors, le couple Gauthier va se substituer à elle, effectuer le travail des policiers, des enquêteurs, des juges. Soirées, week-ends, vacances : cette traque leur prend tout leur temps libre. Jamais le parquet n’a engagé des poursuites de sa propre initiative, comme il en a pourtant le droit. Les Gauthier doivent tout faire eux-mêmes. En France, il faut trouver les lieux d’habitation et de travail des tueurs. Au Rwanda, il s’agit de recueillir et confronter les témoignages des victimes. Parfois, il faut aussi retrouver les corps. Descendre dans les fosses communes où s’entassent les squelettes ; nettoyer les os ; tenter de remonter le fil de leur histoire.

Un travail de fourmi qui porte ses fruits. Depuis quinze ans, plus de vingt plaintes ont été déposées par le CPCR, ce qui porte à vingt-cinq le nombre de génocidaires aujourd’hui poursuivis en France. Parmi les mis en cause : l’ex-première dame du Rwanda, Agathe Habyarimana, un prêtre, le père Wenceslas Munyeshyaka, ou encore le médecin Sosthène Munyemana. Le dernier en date, Innocent Musabyimana, recherché par Interpol pour viols et crimes contre l’humanité, a été arrêté à Dijon en janvier 2013. Tous avaient tranquillement refait leur vie en France. « Ils ont trouvé ici un accueil plutôt complaisant, explique Alain. Ils sont soutenus par l’Église et les liens entre le pouvoir français et le Rwanda ont toujours été étroits. »

Avec le temps, le groupe du début s’est étiolé et Alain et Dafroza apparaissent désormais en première ligne. L’an passé, la journaliste Maria Malagardis leur a consacré un livre passionnant (1). Les médias s’intéressent à eux, on les surnomme les Klarsfeld du Rwanda. Cette analogie les gêne, eux qui répètent inlassablement qu’ils préfèrent l’ombre à la lumière. Il y a quelques années, Alain a voulu demander des conseils au célèbre avocat chasseur de nazis. Serge Klarsfeld lui a répondu qu’il ne « croyait pas aux témoignages ». Mais alors comment faire ? Comment trouver des preuves de massacres dans un pays où l’administration a été réduite à néant ? Contrairement à l’Allemagne des années 1940, le Rwanda de 1994 n’est pas une civilisation de l’écrit. Les accusations reposent donc essentiellement sur les témoignages des rescapés et des tueurs repentis. Les premiers ont la mémoire parfois vacillante. « Comment bien se souvenir quand on a été jeté dans un trou entouré de cadavres ? » interroge Dafroza. Les seconds sont des témoins indispensables. Mais il faut, pour les écouter, s’armer d’un courage énorme.

« Si ça ne tenait qu’à moi, je ne les rencontrerais jamais », soupire Dafroza. À chaque visite dans les geôles rwandaises, elle doit s’obliger à une « certaine promiscuité » : serrer la main avant de passer des heures à écouter l’inaudible. Avec, à chaque fois, la peur d’entendre des noms connus, de la famille, des amis, des proches. « C’est un exercice terrifiant auquel je ne m’habituerai jamais, dit-elle. Je le fais pour les besoins de l’enquête, pour cette quête de justice qui nous anime. » Quand elle sort de ces entretiens, Dafroza prend une douche, change de vêtements, sans parvenir à retirer le sentiment d’avoir été « salie ».

Si elle tient, ce n’est pas pour sa famille : « Quand on commence à penser à soi, c’est fini. » La quête de justice est plus vaste. Lui : « On a trouvé notre équilibre dans ce combat. » Elle : « Ne rien faire, c’est rester au bord du gouffre. Ce trou noir, c’est le vide indicible que nous a laissé le génocide. L’action nous permet de ne pas être engloutis par ce vide qui nous attire. »

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