— Par Ibrahima Fall —
Le consultant dénonce une philosophie du management qui, en restant rivée sur le court terme, a failli face à la complexité et aux interactions humaines lors de la crise sanitaire L es conséquences d’un management réduit à sa plus petite expression – la minimisation des coûts et la maximisation des gains – s’exprimaient jusqu’ici au travers du stress, du burn-out, de la perte de sens du travail, plus tragiquement de suicides. Mais la crise sanitaire donne à voir une nouvelle perspective. La « managérialisation » de l’action publique a, par exemple, fait perdre de vue qu’un État souverain ne pouvait pas déléguer à un autre pays, à l’autre bout de la planète, par l’intermédiaire d’entreprises, la fabrication de médicaments de base nécessaires à la santé de ses citoyens. A court terme, les gains financiers d’un tel choix sont réels, mais dans le temps long, une crise comme celle du coronavirus en montre les limites.
Ainsi, le « bon » management finit par exclure, au profit de l’efficient, tout ce qui ne peut pas être saisi par les tableurs : le Vrai, le Juste, le Bien, le Beau. Le management semble donc s’être mué en ce dont parlait le philosophe Georges Canguilhem , une sorte d’idéologie de l’action efficace basée sur des « bonnes pratiques » qu’on ne remet jamais en question et dont les prescriptions sont pourtant engageantes pour l’homme et pour son rapport au monde. « état paresseux du savoir » [1904-1995]
Ce management « sans feu ni lieu », qui nie les spécificités du contexte, les métiers et le temps long, n’est cependant pas une fatalité, car il repose sur au moins trois fictions : il serait neutre ; l’humain serait une « ressource » prédéterminée par le calcul ; la procédure serait un déterminant de l’action collective.
La neutralité supposée du management découle d’une certaine conception de l’économie. Ainsi, du moment où l’économie se veut science et que l’objectif de l’entreprise est de maximiser la valeur actionnariale, elle ne se laisse pas distraire par des questions morales. De fait, un management ainsi armé par ce postulat économique porte une certaine philosophie gestionnaire utilitariste, qui exclut toute la complexité de l’être, mais aussi de l’écosystème dans lequel l’organisation évolue.
L’apport des sciences sociales
C’est ainsi qu’un hôpital mis sous management et expurgé de tout ce qui ne peut pas être mesuré, c’est-à-dire de tout ce qui fait l’essence du soin, devient assimilable à un hôtel et donc « géré » comme tel. Au prix d’une efficacité apparente, le travailleur est élevé au rang d’abstraction chiffrée gommant la réalité du travail, la complexité de l’homme derrière le travailleur et la nature des métiers. C’est une situation ubuesque, d’autant plus qu’au même moment, la perte de sens au travail est une des causes du désengagement en entreprise.
Le sentiment de maîtrise par les chiffres va de pair avec le sentiment de maîtrise par la procédure. Toute activité doit être corsetée par une salve de procédures, encapsulées les unes dans les autres pour donner un sentiment de contrôle. Ce qui faisait jadis dire à la philosophe Simone Weil : Il suffit aujourd’hui de remplacer « machines » par « procédures ». [1909-1943] « Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes ainsi qu’ils servent les machines.»
Ce management utilitariste n’est clairement pas soutenable, et la crise du coronavirus en est une illustration de plus. Néanmoins, nous ne pouvons pas nous passer de méthodes de gouvernement de l’action collective. Il faut donc inventer un management « politique » c’est-à-dire un management qui permet de « ne pas perdre le sens des ensembles ». Dès lors, tout changement véritable ne viendra concrètement que des « producteurs » de pratiques managériales par excellence que sont l’académie (université, écoles de commerce, écoles d’ingénieurs) et les cabinets de conseil.
Pour cela, il est fondamental de penser la complexité de l’action collective en faisant appel aux sciences sociales. Bon nombre de croyances ancrées dans les organisations vont à l’encontre de plusieurs dizaines d’années de recherches dans des disciplines aussi variées que la psychologie, l’anthropologie, la philosophie, la sociologie… Il est notamment étonnant que les avancées dans les « sciences du travail » ne trouvent pas écho dans les entreprises malgré une production riche et abondante.
Seules de telles innovations managériales assises sur les apports des sciences sociales permettront d’inventer un management « situé » qui, d’une part, met à profit la faculté de création des individus et, d’autre part inscrit son impact dans un espace politique économique et social dans lequel la responsabilité pour autrui servira de boussole. LE management ne se résumerait plus à la » résolution de problèmes » mais rendrait hommage à ce qui fait la singularité de l’homme’ : sa capacité à formuler des problèmes.
Ibrahima Fall est directeur au cabinet de conseil Eurogroup Consulting. Il a coécrit « Les Capacités de l’organisation en débat » (L’Harmattan, 2015)
Source : Le Monde 21/06/20