Psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie à l’université d’Aix-Marseille, cofondateur de l’Appel des appels, il a récemment publié Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes et il y a quelques jours, avec Bernard Lubat et Charles Silvestre, le Manifeste des œuvriers (éditions Actes Sud-les Liens qui libèrent).
Un monde dés-œuvré est un monde sans avenir », écrivez-vous. Qu’est-ce qui caractérise ce dés-œuvrement ?
Roland Gori C’est une référence à Hannah Arendt, qui distingue le travail (de nos corps), l’œuvre (de nos mains) et l’action (de la parole et du politique). Le dés-œuvrement, c’est ce qui conduit au désenchantement du monde, et à la prolétarisation des activités humaines. Cette désolation, cet esseulement, qui isole les humains, les asservit aux machines matérielles ou numériques, participent de ce que j’appelle un technofascisme, place les citoyens sous une curatelle technico-financière qui favorise, aujourd’hui, les théofascismes. Face au dés-œuvrement, face à la désolation, il faut réhabiliter le champ du politique : restituer à la parole une place centrale qu’elle a perdue au profit d’une vision du monde économique, technique.
Comment en est-on arrivé là ? Y a-t-il eu défaillance (des politiques, des intellectuels, des syndicats) ?
Roland Gori La prolétarisation symbolique de nos sociétés se traduit par la confiscation de notre capacité à créer, malgré les apparences, malgré les progrès sociaux. Nous avons assisté à une hégémonie culturelle néolibérale du fait d’une absence de contradiction et d’alternatives à la pensée capitaliste à la suite de la faillite des socialismes des pays communistes. Les néolibéralismes ont constitué une véritable révolution symbolique proposant un hédonisme de masse, une globalisation débridée, des libertés sociétales en échange d’une liquidation progressive des protections sociales et des promesses de liberté politique. Face à la crise actuelle de cette civilisation libérale qui produit un chaos mondial et des fragmentations régionales, d’où émergent des « monstres », il s’agit d’inventer de nouvelles manières de dire le monde, dans un pluralisme des langues et des cultures. Cela implique de sortir du monolinguisme de l’économisme comme vision du monde. Le langage économique, le langage poétique, le langage politique, le langage de l’humanité constituent une biodiversité des langages. Nous avons besoin de retrouver la biodiversité des langages pour penser ce sur quoi chacun d’eux bute, son intraduisible.
Que peuvent le désir, l’imaginaire ?
Roland Gori Aujourd’hui, on a réduit le désir aux besoins et à la nécessité, on a sacrifié la liberté et la justice à une vision purement économique du monde et du sujet humain avec un appareillage technique qui l’asservit aux lois du marché et des logiques de domination sociale. C’est une conception uniquement matérialiste de la vie et du vivant. Le social-libéralisme européen a constitué l’ultime tentative pour sauver cette manière pragmatique et utilitariste de vivre. La faillite des sociaux-libéralismes à vouloir concilier la pensée Tina (There is no alternative) de Margaret Thatcher et les coussins compassionnels de la charité sociale s’est partout vérifiée. Elle est l’objet aujourd’hui d’un vif rejet populaire, de ce côté de l’Atlantique comme de l’autre, qui nourrit les populismes, les nationalismes et les fanatismes. On a oublié que l’humain avait autant besoin de nourriture, de jeux que d’amitié et de sacré ! La question de la fonction sociale de l’art, l’art comme une manière de penser le monde, est vitale. Camus et Jaurès nous lèguent un héritage très précieux sur ce besoin de spiritualité : créer, c’est donner une forme à son destin….
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