CENTENAIRE de Roland Barthes, né le 12 novembre 1915 à Cherbourg et mort le 26 mars 1980 (à 64 ans) à Paris
— Par Nicolas Dutent —
Une actualité variée (publications, lectures, conférences, expositions) mobilise tous nos sens pour célébrer le centenaire de sa naissance. Elle restitue les engagements, les affects et l’acuité de celui qui fut tout à la fois un amoureux et un déconstructeur de la langue.
« C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. » Dans le Bruissement de la langue, Roland Barthes, écrivain, critique et sémiologue, résume en quelques mots d’une clarté admirable la trame intellectuelle de son œuvre. Cet « enragé de la langue », selon la formule de Maurice Nadeau, découvreur qui lui ouvre les pages de Combat, aurait eu 100 ans cette année. Pour cet anniversaire, des intimes ont choisi de parler de lui, d’emplir l’époque de sa voix, chaude et pénétrante, et de ses écrits, où frissonnent invariablement le sens et le désir. Cet hommage, polymorphe, croise avantageusement les médiums. Outre une actualité éditoriale foisonnante, une exposition à la Bibliothèque nationale de France explore « Les écritures de Roland Barthes » et des manifestations valorisent les archives, affluant des fonds de la Scam, de la BNF, de l’INA ou de France Culture. C’est de ce matériau composite, pépites extraites d’entretiens télévisuels et radiophoniques, que se nourrit Roland Barthes (1915-1980) – le Théâtre du langage (Les Films d’ici), documentaire réjouissant auquel nous avons eu accès avant sa diffusion sur Arte en septembre prochain. Ce film court (54 min) et tonique, écrit par Chantal Thomas et réalisé par son frère, Thierry, fait éclater l’hédonisme, la lucidité, les fantasmes, les variations, les contradictions nourricières d’un mythe malgré lui. La délicatesse qui habille cette voix d’un autre temps tranche avec la puissance subversive, intacte, du propos.
Reparution d’essais majeurs
Les Éditions du Seuil, en multipliant les actes éditoriaux, assurent à cette célébration le retentissement escompté. Cette besogne, dont nous mesurons les fruits au fil des mois, conduit directement aux textes. C’est le cas de la publication des œuvres complètes en cinq tomes et de la reparution d’essais majeurs dans la collection « Points ». Ce voyage nous porte aussi, par des trajets différents, vers les profondeurs de l’être. Dans Roland Barthes, monument biographique paru en janvier, Tiphaine Samoyault livre un récit captivant, doublé d’un essai affûté. L’universitaire soigne les silences et fait entendre la clameur d’une existence arrimée aux marges. La densité du style y tutoie la richesse de l’analyse. Les écarts entre les faits et les effets perçus invitent à un renouvellement du regard. L’exposition de documents inexploités s’accorde ainsi avec les débordements
du texte qui, à intervalles réguliers, laisse entrer, et parfois briller, la réflexion.
Par un paradoxe saisissant, c’est à travers ce livre iconoclaste, qui parle respec-
tueusement contre Barthes en relevant le défi d’une narration continue, que le centenaire dessine son premier – et retentissant– succès.
Pas une mais des vérités de l’écriture
L’Album d’Éric Marty, publié fin mai, complète cette démarche. Par le prisme d’une vue en éclaté, cet ouvrage à la mise en page léchée propose une sélection de correspondances inédites. Dans un dialogue assumé avec le temps retrouvé proustien, elles ravivent « des émotions, des parfums, des mots, des vérités, des visages oubliés ». Notes, lettres, épreuves, confidences, dédicaces, extraits de séminaires… une riche documentation renoue avec « un passé qui sans doute a pu constituer pour Barthes lui-même, de son vivant, une part invisible de sa vie, une part virtuelle ». Ce tableau éclectique, « tapisserie faite de tant de nœuds que son auteur n’aurait pu lui-même l’imaginer », fait éclore non pas une mais des vérités de l’écriture, pays de l’incertitude régi par l’ordonnancement. D’infimes nuances permettent de mesurer l’estime, territoire étendu, qui lie Barthes à ses contemporains. Elle oscille entre l’amitié sans ambages (Michel Butor), l’admiration (Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida, René Char…) et la déférence prudente (Claude Lévi-Strauss). Depuis les lettres du sanatorium, expérience ambivalente où cohabitent « la nuit de la maladie » et l’éveil intellectuel, jusqu’aux fiches de Vita Nova, redéfinition avortée du roman, le plaisir du texte frémit. Ces échanges frappent autant par ce qu’ils disent que ce qu’ils taisent des rapports entre les épistoliers. Ils impriment à leur tour cette constante : un appétit féroce de vie – la recherche éperdue des jouissances du corps et de l’esprit – malmené par l’angoisse de mort. L’effacement est une ombre portée qui entoure aussi bien la lettre du capitaine de vaisseau Exelmans, relatant héroïquement la disparition de Louis Barthes dans un naufrage, que la série de portraits obliques du photographe Michel Delaborde. Le vacillement est suggéré métaphoriquement par la « trace » du père et le regard de l’auteur qui, à l’orée de sa vie, se dérobe face à l’objectif…
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