— Préface de Marc Laudelout, directeur du Bulletin célinien, du livre de Jean Jour Robert Denoël, un destin, désormais disponible aux éditions Dualpha.
« Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur et on peut rêver à ce qu’eût été son destin si la guerre, suivie de cette mort tragique, n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée par les vicissitudes du temps »
La carrière d’éditeur de Robert Denoël débute le 30 juin 1928 et s’achève le 2 décembre 1945. Durant ces dix-sept années d’activité, il a publié quelque 700 livres à différentes enseignes. Il fût l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline et pour cela, assassiné à la fin de la IIe Guerre mondiale. Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête ; Jean Jour s’est attaché à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Pour cette figure secrète et sulfureuse de l’édition, il s’agissait de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt : à travers son existence tumultueuse, ce sont tous les dessous terribles de l’édition, des années de guerre, des règlements de comptes politiques et financiers qui nous sont racontés avec talent par un auteur qui n’a cure du politiquement correct.
Alors que Bernard Grasset, Gaston Gallimard ou René Julliard ont depuis belle lurette leur biographe, aucune étude approfondie n’existe encore sur Robert Denoël. Le livre de l’Américaine Louise Staman, paru en 2002, s’attache surtout à éclaircir le mystère de son assassinat. C’est dire si Jean Jour s’aventure sur un terrain en friche et manifestement périlleux, compte tenu des circonstances de la disparition de cet éditeur.
Tragique destin que celui de ce jeune Liégeois qui n’aura pu exercer sa profession que durant une quinzaine d’années. Pour beaucoup, il demeure le découvreur de Céline auquel son nom demeure associé. Et pourtant nombreuses sont les œuvres importantes du XXe siècle qu’il aura publiées : L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, Héliogabale d’Artaud, Tropismes de Nathalie Sarraute, Les Beaux Quartiers d’Aragon, Les Décombres de Rebatet, Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich, Les Marais de Dominique Rolin, Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, pour ne citer que les plus connues.
On a parfois traité Denoël d’opportuniste. C’est ne pas voir qu’il fut viscéralement éditeur, très tôt soucieux de diversifier sa production, de publier des livres de qualité à une époque où la concurrence était rude, et d’assurer la pérennité de sa maison. Il réussit même à damer le pion à ses illustres confrères dans la course aux prix littéraires, récoltant sept Prix Renaudot – dont le fameux Voyage au bout de la nuit – en une décennie. Il fut aussi l’un des premiers éditeurs à publier des textes psychanalytiques, notamment ceux de René Allendy, Otto Rank et Marie Bonaparte.
Jean Jour a raison d’écrire que sa vie d’éditeur se caractérisa par une incessante course à l’argent. Toujours sur le fil du rasoir, Denoël n’eut jamais les moyens de ses ambitions. C’est sans doute ce qui le perdit, étant sans cesse contraint de faire des concessions. Ceci concerne tout aussi bien la diffusion de ses livres que la publication de titres plus ou moins imposés par les circonstances, ou, plus fâcheux encore, la cession de parts de sa société à des tiers qui se révéleront encombrants, voire dangereux.
Il dut également se colleter à Céline. On sait que son auteur vedette n’était guère accommodant, ne craignant pas de mettre en péril la survie même de la maison d’édition par une redoutable avidité pécuniaire. Lorsqu’en 1936, Céline adresse, par huissier, une assignation en bonne et due forme à son éditeur, celui-ci le met en garde : « Si vous persistez dans votre attitude, vous réussirez simplement à me jeter par terre, sans obtenir un franc. En effet, l’affaire Denoël & Steele est hypothéquée pour 200 000 frs et elle doit 50 000 frs au fisc. Quand on aura vendu aux enchères, il ne restera rien pour les autres créanciers. Les bouquins se vendront au camion à raison de 80 frs les 1 000 kilos et tout le bénéfice que vous en aurez tiré sera d’avoir ruiné un homme qui, peut-être, vous a fait quelque bien. »
Terrible aveu qui montre à quel point Denoël se trouve alors tenaillé entre une situation financière difficile et le manque de souplesse de Céline qui se vantera plus tard d’avoir été l’auteur le plus exigeant sur le marché. Mais s’il abreuvait volontiers son éditeur de sarcasmes, cela ne l’empêchera pas, plus tard, de lui rendre un juste hommage : « Un côté le sauvait… il était passionné des Lettres… il reconnaissait vraiment ce travail, il respectait les auteurs. »
Nul éloge comparable, sous la plume de Céline, à l’égard de Gaston Gallimard, faut-il le préciser ?
Qui était vraiment Robert Denoël ? On trouvera des réponses à la question dans cette enquête qui s’est attachée à remonter aux sources, tout homme étant le fruit de ses origines et de son éducation. Le fait que Jean Jour soit également natif de Liège lui aura permis de mieux appréhender cette figure secrète. Il s’agissait aussi de comprendre cette volonté farouche de s’affranchir d’un milieu provincial figé : celui de la bourgeoisie catholique des années vingt.
Et si Denoël a marqué l’histoire littéraire des années qui ont suivi, c’est grâce à une forte personnalité qui lui permit de vaincre bien d’obstacles : « Le physique de l’homme traduit le caractère. Tête romaine, figure romantique, mais empreinte d’énergie. Les yeux observateurs, sous les lunettes, pétillent d’esprit ». Ainsi le voit un compatriote venu lui rendre visite dans son bureau directorial, trois ans seulement avant sa disparition.
Robert Denoël avait toutes les qualités d’un grand éditeur et on peut rêver à ce qu’eût été son destin si la guerre, suivie de cette mort tragique, n’avait pas mis un terme à une vocation contrariée par les vicissitudes du temps.
Journaliste, Jean Jour (1937-2016) est né sur l’île d’Outremeuse, à Liège, patrie de Simenon, et en a retenu tout le côté pittoresque. Il est l’auteur d’une cinquantaine de livres très divers et a traduit plusieurs romans américains.
Robert Denoël, un destin de Jean Jour, éditions Dualpha, collection « Vérités pour l’Histoire», dirigée par Philippe Randa, 246 pages, 27 euros. Nombreuses illustrations.