— Par Selim Lander —
Il est impossible de prévoir l’avenir mais l’on peut quand même se demander ce que penseront les humains du XXIIe siècle (s’il en reste) de l’évolution de l’art lors des deux siècles précédents. Le branle a été donné par les plasticiens, Cézanne, suivi par Picasso, les suprématistes, etc. pour arriver jusqu’à Duchamp et sa fière revendication d’un non-art. Au culte du beau a succédé la recherche de l’originalité à tout prix et une nouvelle conception de l’art privilégiant l’événement, le happening, le scandale. Même si les littérateurs se sont longtemps montrés plus conservateurs, les préoccupations des deux grands modernes que sont Proust puis Céline (pour s’en tenir à la langue française) s’étant concentrées exclusivement sur la seule forme, sans abandonner l’objectif premier de raconter des histoires captivantes pour le lecteur. La littérature a néanmoins succombé, elle aussi, avec, d’une part le Nouveau Roman où la forme l’emporte clairement sur le fond, et, d’autre part, la mode de l’autofiction qui produit des œuvres souvent moins passionnantes pour leurs lecteurs que pour leurs auteurs.
Et le théâtre dans tout ça ? On admettra, sans qu’il soit nécessaire de présenter un panorama du théâtre contemporain, que le souci de raconter de « belles histoires » (c.à.d. des histoires bien ficelées) tend à se concentrer dans le Boulevard, même si, thanks God, il n’est pas totalement absent des théâtres et des festivals subventionnés. En ces lieux culturels prestigieux, la tendance est plutôt à un théâtre dit de recherche, où, comme en art plastique, le metteur en scène refuse de se mettre au service d’un texte mais s’entend comme un créateur voué à l’originalité.
On ne sera pas surpris, vu ce préambule, si nous rangeons Rachid Akbal parmi ces derniers. Non solum a-t-il lui-même écrit les mots de la pièce, sed etiam il se moque comme d’une guigne des canons de la dramaturgie (horresco referens) « classique ». Comme le dit fort justement le programme de l’Atrium, « il propose un théâtre hybride où la narration tient la place centrale ».
Dans le théâtre classique, la narration était là pour suppléer à une action impossible à représenter sur scène, par exemple lorsque Rodrigue, dans le Cid, entame son monologue fameux (« Nous partîmes cinq-cents mais par un prompt renfort », etc.). Dans un certain théâtre contemporain, la narration devient un procédé qui dispense de faire appel aux ressorts ordinaires du théâtre : on se prive volontairement des conflits entre les personnages ou des énigmes pour les spectateurs, tout cela faisant vieux-jeu.
Il serait absurde de nier que ce « nouveau théâtre » apporte aussi des bonheurs aux spectateurs, comme en littérature, d’ailleurs, avec un Claude Simon, par exemple, justement « nobelisé ». Il y a également de tels bonheurs dans Rivages mais ils tiennent moins aux clichés sur l’immigration qu’à des trouvailles de mise en scène, comme, par exemple, lorsque deux comédiens miment les cadavres portés et emportés sur une plage par le flux et le reflux ou dans l’évocation du viol de l’unique personnage féminin par les mâles qui lui tournent autour.
La mode suit parfois l‘actualité – confirmation de la thèse marxiste suivant laquelle l’infrastructure [matérielle] détermine la superstructure [l’idéologie au sens large]), la preuve en étant que les migrants sont désormais partout, chez les cinéastes, les plasticiens, les écrivains, les poètes[i]. Des œuvres fortes ont été bâties autour de cette thématique, qui font preuve d’empathie et d’engagement sans que leurs auteurs renoncent pour autant aux règles de leur art. Rachid Akbal tenait un très bon point de départ avec le personnage vrai de Mohsen Lihibed, habitant d’une île tunisienne – si notre mémoire est bonne – qui collecte sur sa plage les objets échoués des migrants perdus en mer. Autre bonne idée, celle d’introduire un petit groupe de migrants supposés avoir imaginé de se faire catapulter par-dessus la Méditerranée plutôt que de tenter la traversée sur une embarcation de fortune. La pièce comporte enfin une partie mettant en scène une journaliste qui accompagne un groupe d’Afghans, également inspirée de personnages réels. Mais la juxtaposition de ces divers éléments, aussi pertinents soient-ils par rapport au sujet, ne fait pas nécessairement du bon théâtre, même si elle peut conforter les spectateurs dans leurs bons sentiments.
[i][i] Voir ici même : http://www.madinin-art.net/migrations/