… dans la littérature québécoise contemporaine : contexte, genèse, corpus, réception et publications académiques
— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
En hommage au poète et romancier haïtien Anthony Phelps, passeur de mémoires
en Terre-Québec, auteur de « Et moi je suis une île » (1973)
et de « Mon pays que voici » (1968).
En hommage au poète et romancier québécois Pierre Nepveu,
spécialiste de l’œuvre de Gaston Miron
et auteur de « L’hiver de Mira Christophe » (1986).
Le remarquable livre de l’Haïtien Jean Jonassaint, poète, essayiste et professeur de littérature –« Le Pouvoir des mots, les maux du pouvoir : des romanciers haïtiens de l’exil » (Éditions Arcantère / Presses de l’Université de Montréal 1986)–, m’a remis en mémoire, il y a quelques semaines, l’article que j’ai autrefois publié sous le titre « L’effet d’exil du champ littéraire québécois » (magazine Vice Versa no 17, décembre 1986-janvier 1987). Le texte « L’effet d’exil du champ littéraire québécois », que certains critiques littéraires confondent avec l’article « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » publié plus tard dans la revue LittéRéalité (vol. III, n° 2, Université York, Toronto, 1991, p. 9-35) puis dans la revue Quebec Studies (no 14, Ohio, 1992), consigne une interrogation de premier plan. Dans le prolongement de mon article « Négrophilie, schizophrénie ou les avatars de l’errance urbaine » (magazine Vice Versa nos 13-14, février/avril 1986 et revue Conjonction, Port-au-Prince, 1986, numéro 169), j’ai interpellé à visière levée les appareils de réception littéraire (les instances de légitimation) du Québec (revues, journaux, magazines, programmes universitaires d’études en littérature comparée) à propos de la (non)réception des œuvres littéraires produites en français au Québec par des écrivains venus d’« Ailleurs ». Au fil des ans et de la réflexion analytique, j’ai élaboré quatre articles et par la suite j’ai donné une communication récapitulative : ces textes balisent la survenue et le cheminement d’une inédite notion que j’ai conceptualisé en 1992, les « écritures migrantes ». Je les ai identifiées et situées dans le champ littéraire du Québec et dans l’espace réflexif sur la littérature québécoise contemporaine. Par la suite, en d’autres lieux, plusieurs critiques littéraires et nombre d’enseignants-chercheurs ont diversement interrogé et amplement approfondi la problématique des « écritures migrantes » (voir plus loin le relevé indicatif que j’en fais sous forme de listage de titres d’articles et de livres). Mes quatre articles et ma communication récapitulative sont les suivants :
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« Négrophilie, schizophrénie ou les avatars de l’errance urbaine », par Robert Berrouët-Oriol, magazine Vice Versa nos 13-14, février/avril 1986.
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« L’effet d’exil du champ littéraire québécois », par Robert Berrouët-Oriol (magazine Vice Versa no 17, décembre 1986 – janvier 1987).
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« L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec », par Robert Berrouët-Oriol (avec la collaboration de Robert Fournier, revue Quebec Studies, 14, Ohio, 1992). Également accessible sur le site de la Liverpool University Press, ce texte a fait l’objet d’une version antérieure sous le titre « L’émergence des écritures migrantes et métisses dans les régions francophones du Canada » lors d’une communication présentée au Congrès international d’études francophones, Fort-de-France, Martinique, en avriI 1990.)
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« Les écritures migrantes et métisses dans la poésie québécoise contemporaine – L’oeuvre de Joël Des Rosiers », par Robert Berrouët-Oriol (revue Moebius, numéro 53, automne 1992).
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« Repérages anaphoriques d’un sujet migrant », communication présentée par Robert Berrouët-Oriol au Colloque international Canada-Québec-Caraïbes/Connexions transaméricaines, Université de Montréal, 8 – 9 octobre 2015. Cette communication de 2015 reprend plusieurs données de la conférence que j’ai prononcée en 2013 à la Università degli Studi di Napoli « L’Orientale » (Naples, Italie) durant la Semaine de la Francophonie à laquelle j’avais été invité par la Délégation du Québec à Rome.
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Parcours de réflexion analytique
Au creux de la « Révolution tranquille » des années 1960 dont l’une des caractéristiques a été la fin de l’hégémonie du clergé catholique traditionnaliste sur l’ensemble de la société, le Québec a mis en route de profondes transformations sociétales : passage d’une société rurale et agricole à l’industrialisation, modernisation et démocratisation de l’enseignement secondaire et universitaire, ouverture sur le monde, etc. C’est l’époque où le Québec a vu l’arrivée d’importants flux migratoires d’abord en provenance d’Europe ensuite en provenance des Antilles, et ces flux migratoires ont durablement transformé le tissu démographique des grandes villes, en particulier Montréal (environ 2 millions d’habitants) où cohabitent aujourd’hui les locuteurs d’une centaine de langues et de cultures différentes. Les membres des communautés culturelles ont pris part aux profondes transformations sociétales du Québec dans des domaines aussi variés que l’éducation, la santé, les transports, etc., ce dont témoigne le livre collectif coordonné par l’Haïtien Samuel Pierre, « Ces Québécois venus d’Haïti / Contribution de la communauté haïtienne à l’édification du Québec moderne » (Presses internationales Polytechnique, École polytechnique de Montréal, 2007). Les profondes transformations du Québec ont également donné lieu à une floraison d’institutions culturelles –supportées par l’État et par la société civile–, qui ont engrangé et accompagné l’expansion des différents champs de la culture, notamment la littérature. Le champ littéraire québécois a su dans cet environnement inventer et consolider ses institutions de légitimation et c’est précisément au mitan de cette dynamique que les « écritures migrantes » vont être élaborées par des écrivains venus d’« Ailleurs ». Se profilent ainsi, dans ce contexte, les premiers éléments d’une identification/définition des « écritures migrantes », à savoir une production fictionnelle élaborée en français par des sujets migrants venus d’« Ailleurs » dans le champ littéraire québécois contemporain. La production fictionnelle élaborée par des sujets migrants trace sa voie alors même que le Québec est le lieu de débats divers incluant l’identité, la souveraineté, la transculture, l’interculturel, le statut de la langue française, etc.
Sur le plan culturel, le contexte des années 1960 – 1990 se caractérisait également au Québec par la remise en question du multiculturalisme canadien auquel s’opposait l’interculturalisme québécois (là-dessus voir l’article synthèse publié de François Rocher et Bob White publié par l’IRPP (Institute for Research on Public Policy) sous le titre « L’interculturalisme québécois dans le contexte du multiculturalisme canadien » (IRPP no 49, novembre 2014 ; voir aussi « Le concept d’interculturalisme en contexte québécois : généalogie d’un néologisme » – Rapport présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (CCPARDC), par François Rocher, Micheline Labelle et Jean-Claude Icart, BAnQ, 21 décembre 2007). À cette époque, le contexte se caractérisait aussi par l’exploration de nouvelles avenues de la modernité littéraire au Québec repérables dans plusieurs revues de l’avant-garde culturelle et littéraire du Québec, entre autres la revue les « Herbes rouges » (1968–), la revue « Dérives » (1975-1987) fondée par l’Haïtien Jean Jonassaint, la revue « Spirale » (1979–) et le magazine transculturel « Vice Versa » (1983-1997) qui publie ses articles en italien, français et anglais. L’excellent article de Danielle Dumontet paru dans le Zeitschrift für Kanada-Studien 34 (2014), « La revue Vice Versa et le procès d’autonomisation des « écritures migrantes », contextualise et rend compte de ce foisonnement d’idées et de publications.
Danielle Dumontet note en effet que « (…) les problématiques abordées dans la revue [Vice Versa] ne correspondent pas à une littérature québécoise à caractère mortifère qui se cherche après le référendum perdu de 1980. Mais la conclusion [que Pierre Nepveu] tire de ses assertions est la suivante : « si Vice Versa ne paraît pas influencer directement et explicitement une large part (et non la moindre) du milieu intellectuel québécois de l’époque, elle n’en agit pas moins par rayonnement et capillarité, et la dénégation dont elle est l’objet chez plusieurs ne fait que camoufler les enjeux culturels qui deviennent absolument centraux » (Nepveu 2006, 88- 89). C’est donc pour Pierre Nepveu cet effet de capillarité qui génèrera une contamination des discours et provoquera la confrontation avec d’autres intellectuels venant de toutes les disciplines, faisant a posteriori de la pensée transculturelle de Vice Versa « une position d’avant-garde, peut-être la dernière vraie avant-garde qui se soit manifestée au Québec » (…) ». Et Danielle Dumontet précise comme suit sa pensée : « (…) comme l’avançait Pierre Nepveu et comme le confirmeront par la suite Régine Robin et Simon Harel, le travail amorcé par les différents rédacteurs de la revue transculturelle Vice Versa venus de toutes les directions et de toutes les disciplines aura de nombreuses retombées non seulement chez les intellectuels québécois et dans les discours identitaires, mais aussi sur l’appréhension et le fonctionnement des champs littéraires français et québécois, imposant la nécessité de revoir les procédures d’entrance des littératures migrantes dans les systèmes littéraires ».
En référence au fameux « Colloque sur la littérature des minorités » organisé le 8 février 1985 par Sherry Simons , enseignante-chercheuse à l’Université Concordia, sur le thème « Écrire la différence », Danielle Dumontet expose que « Si durant les trente ou quarante dernières années la seule communauté immigrante à avoir produit un corpus identifiable au Québec a été la communauté juive (et cette littérature a été produite en anglais dans un contexte canadien), on assiste actuellement à l’émergence de productions en français qui revendiquent en même temps l’appartenance à la culture québécoise et la différence de l’origine. Quelques noms d’auteurs qui se situent dans cette perspective : Marco Micone, Fulvio Caccia, Régine Robin, [ainsi que les Haïtiens] Jean Jonassaint [et] Gérard Etienne. Il se crée également des structures de production et de distribution d’œuvres d’écrivains de certains groupes minoritaires. Ce sont les communautés italienne et haïtienne qui, pour des raisons historiques et sociales surtout, sont actuellement les plus présentes sur la scène culturelle. On connaît bien les productions de la communauté haïtienne surtout par l’entremise de la maison d’édition Nouvelle-Optique. Les écrivains d’origine italienne, par le truchement de la revue Vice Versa et de la maison d’édition Guernica, interviennent d’une manière énergique dans le monde littéraire québécois. (Simon, dans : Vice Versa, Vol. 2, no 3, mars/avril 1985, p. 9) ».
Le constat exposé par Danielle Dumontet selon lequel « Ce sont les communautés italienne et haïtienne qui, pour des raisons historiques et sociales surtout, sont actuellement les plus présentes sur la scène culturelle », est en lien avec l’apparition des « écritures migrantes » dans le champ littéraire du Québec. Nombre de chercheurs ont souligné la concomitance ces trente dernières années de la consécration institutionnelle de la notion d’« écritures migrantes » et de la reconnaissance institutionnelle croissante des œuvres des sujets migrants écrivant en français au Québec. Ainsi, « La reconnaissance des écritures migrantes s’insère (…) dans un projet de transformation de la société québécoise, d’éducation interculturelle et de développement de consensus sociaux face à la nouvelle réalité pluraliste. Le discours des institutions littéraire et scolaire en matière d’écritures migrantes ne se comprend bien qu’à la lueur du discours politique québécois en matière d’immigration, dont il épouse les valeurs et les mots » (voir « L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique », par Karine Bélair, mémoire de maîtrise, Université McGill, avril 2010 ».
Cette « nouvelle réalité pluraliste » de la société québécoise qu’évoque Karine Bélair s’éclaire des observations de Danielle Dumontet lorsqu’elle présente divers articles du numéro double 13/14 de février/avril 1986 du magazine transculturel Vice Versa dont le thème est « 22 écrivains pris sur le vif, fiction, poésie, critique au Québec ». Elle précise ce qui suit : « Un autre article de ce numéro a attiré notre attention, il s’agit de l’article de Robert Berrouët-Oriol, poète haïtien, intitulé « Négrophilie, schizophrénie ou les avatars de l’errance urbaine ». Celui-ci y fait la critique de deux romans haïtiens publiés en 1985, l’un à Montréal, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) de Dany Laferrière, l’autre à Paris, Manhattan blues, de Jean-Claude Charles : ces deux romans représentent pour lui deux modes de traversée de l’espace urbain nord-américain, Montréal et New York, et sont significatifs par ailleurs d’une rupture avec les modèles dominants de la littérature haïtienne. L’auteur de l’article insiste tout particulièrement, dans le cas de Dany Laferrière, sur ce qui pourrait peut-être signifier la fin d’une « obscure quarantaine vécue par plusieurs créateurs venus d’ailleurs » avec l’émergence des éditions Guernica, des revues Vice Versa et Dérives. Dans sa conclusion, il se demande si nous avons là affaire à « une nouvelle fiction, une fiction du métissage culturel » (Berrouët-Oriol, dans : Vice Versa, nos 13-14, février/avril 1986, p. 59). Mais c’est un autre article de Robert Berrouët-Oriol qui sera ultérieurement partout cité comme étant l’article qui a été à l’origine de la création d’un nouveau concept, à savoir celui de « l’écriture migrante et de l’écriture métisse », concept qui aura le succès que nous savons. Mais regardons de plus près cet article intitulé « L’effet d’exil » paru dans le numéro 17 de décembre 1986/janvier 1987 : il s’agit à vrai dire de la critique du texte de Jean Jonassaint, Le pouvoir des mots, les maux du pouvoir, paru en 1986, dont il regrette la faible réception. Le titre de cet article traduit le double exil des écrivains haïtiens présentés par Jean Jonassaint dans son essai qui est également une anthologie : leur exil réel parce que vécu que ce soit en France, en Afrique, aux États-Unis ou au Québec, et l’exil dont certains de ces auteurs souffrent au Québec, le champ littéraire ayant de gros problèmes pour accueillir d’une part les voix d’ailleurs et d’autre part pour admettre qu’il est travaillé par des voix métisses. Il imagine la possibilité d’un « repositionnement du champ littéraire québécois travaillé par l’écriture migrante et l’écriture métisse » (Robert Berrouët-Oriol dans Vice Versa no 17, décembre 198/janvier 1987, p. 21). Il est certainement intéressant de mentionner le fait que Robert Berrouët-Oriol se fait le chantre des écrivains haïtiens ou du moins des voix haïtiennes tout comme les auteurs italo-québécois avaient jusque-là privilégié les écrits d’auteurs de leur propre communauté. La transculture fonctionne encore de manière unilatérale entre les cultures d’immigration de départ et la société d’accueil ».
La transculture constitue l’axe central de la politique éditoriale du magazine Vice Versa, elle est au fondement de son abord de différents champs sociétaux (architecture/urbanisme, identités migrantes, etc.) et en cela Vice Versa se distingue des autres revues publiées à l’époque au Québec et il se démarque des deux discours idéologiques en lutte pour l’hégémonie au Canada et au Québec, le multiculturalisme canadien et l’interculturalisme québécois (voir l’article de Gérard Bouchard (Université du Québec à Chicoutimi), « L’interculturalisme québécois », ACFAS Magazine, 2 février 2013 ; sur la notion de « transculture » voir Pierre Nepveu, « Qu’est-ce que la transculture ? », Paragraphes 2, 1989 : 15-31.
La notion de transculture a été forgée par « l’anthropologue cubain Fernando Ortiz en 1940 et elle apparaît pour la première fois dans son ouvrage « Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar » [Caracas : Biblioteca Ayacucho, 1978 [1940] ; Mémoire d’encrier, [2011] dans lequel il introduit le mot « transculturation » en substitution du terme « acculturation » pour mieux rendre compte de la complexité ethnique et de l’évolution ethnoculturelle dans l’île de Cuba. Ce néologisme conceptualisé par Ortiz résume les implications multiples des transferts culturels, comme ce passage, ici rapporté dans la traduction qu’en offre Jean Lamore, met bien en évidence : « Le vocable « transculturation » exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à l’autre, car celui-ci ne consiste pas seulement à acquérir une culture distincte —ce qui est en toute rigueur ce qu’exprime le mot anglo-américain d’ « acculturation »— mais que le processus implique aussi nécessairement la perte ou le déracinement d’une culture antérieure —ce qu’on pourrait appeler « déculturation », et en outre, signifie la création consécutive de nouveaux phénomènes culturels que l’on pourrait dénommer « néo-culturation ». […] Dans l’ensemble le processus est une transculturation, et ce vocable renferme toutes les phases de sa parabole. L’anthropologue Bronislaw Malinowski, dans son introduction au Contrapunteo d’Ortiz, saisit toute la valeur innovante de la transculturation, ainsi que sa charge transformationnelle de création : « Es un proceso en el cual emerge una nueva realidad, compuesta y compleja; una realidad que no es una aglomeración mecánica de caracteres, ni siquiera un mosaico, sino un fenómeno nuevo, original e independiente […] una transición entre dos culturas, ambas activas, ambas contribuyentes con sendos aportes, y ambas cooperantes al advenimiento de una nueva realidad de civilización » (« Il s’agit d’un processus dans lequel émerge une réalité nouvelle, composite et complexe ; une réalité qui n’est pas une agglomération mécanique de caractères, ni même une mosaïque, mais un phénomène nouveau, original et indépendant […] une transition entre deux cultures, toutes deux actives, toutes deux contribuant et coopérant à l’avènement d’une nouvelle réalité de civilisation ». [Traduction de RBO] (Source : Jean Lamore : « Transculturation : naissance d’un mot », paru dans « Métamorphoses d’une utopie », dir. Jean-Michel Lacroix et Fulvio Caccia, Paris-Montréal : Presses de la Sorbonne nouvelle/Éditions Triptyque, 1992. Voir aussi « Vice Versa, le Québec et le projet d’une république transculturelle » : « Le projet transculturel de Vice Versa ». Actes du Séminaire international du CISQ, Rome, 25 novembre 2005. Éd. Anna Paola Mossetto. Bologna : Pendragon, 2006. Ces références figurent dans l’article « Le transculturalisme : de l’origine du mot à « l’identité de la différence » chez Hédi Bouraoui », par Angela Buono, revue International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes, numéro 43, 2011.)
En ce qui a trait à la chronologie et au processus d’élaboration de la notion d’« écritures migrantes », Karine Bélair expose qu’« (…) on reconnaît généralement que c’est Robert Berrouët-Oriol qui lance en orbite l’expression « écritures migrantes » dans son article « Effet d’exil », publié par Vice versa en 1987. Il y déplore la piètre réception que l’institution littéraire a réservé à l’ouvrage « Le pouvoir des mots, les maux du pouvoir » de Jean Jonassaint et aux écritures migrantes plus généralement. Les voix migrantes semblent être une catégorie assez large pour lui, incluant les « voix d’ici, voix d’ailleurs, voix interpellant l’ailleurs ». Rejoignant notre hypothèse de départ concernant l’existence d’une certaine interdiscursivité politique et littéraire au sujet de l’immigrant et de la littérature migrante, Robert Berrouët-Oriol cible la nature politique de l’enjeu que représente la réception des productions migrantes et métisses dans le champ littéraire québécois et précise qu’il importe de ne pas perdre de vue « l’éventuelle adéquation entre la capacité du Québec moderne d’assumer pleinement ses mémoires culturelles et la capacité du champ littéraire québécois d’assumer la lente mais sûre émergence des écritures migrantes et métisses. Cette éventuelle adéquation pourrait fort bien nous renseigner sur le réel actuel, identifiable, des rapports sociaux au Québec » (Karine Bélair, « L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique », mémoire de maîtrise, Université McGill, avril 2010).
Les observations de Karine Bélair et de Danielle Dumontet renvoient ainsi à la définition originelle de la notion d’« écritures migrantes » consignée dans mon article « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » (revue Quebec Studies, 14, Ohio, 1992).
Pour interroger adéquatement le phénomène des « écritures migrantes et métisses », j’ai exposé qu’il existe :
a) une communauté de producteurs littéraires originaires d’une douzaine de pays, qui crée et diffuse ses œuvres en français au Québec. Entre 1965 et 1986, cette communauté comprenait plus de 40 romanciers, poètes, essayistes, etc. ;
b) un ensemble d’œuvres (plus de 183, pour la même période) allant de la fiction à la critique, de l’essai à l’anthologie, qui constitue le micro-corpus québécois des écritures migrantes et métisses. Pour caractériser ce micro-corpus, j’ai au préalable exploré certaines caractéristiques de la réception des œuvres littéraires produites au Québec par des écrivains venant de l’« Ailleurs » dans les articles « L’effet d’exil du champ littéraire québécois » (Berrouët-Oriol 1987a) ; et dans « L’errance en soi : de la migration comme fiction » (Berrouët-Oriol 1987b). Ce travail préalable de défrichage a conduit à l’élaboration de mon article « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » (revue Quebec Studies, 14, Ohio, 1992).
/Définition des « Écritures migrantes »/ « Les écritures migrantes forment un micro-corpus d’œuvres littéraires produites par des sujets migrants : ces écritures sont celles du corps et de la mémoire ; elles sont, pour l’essentiel, travaillées par un réfèrent massif, le pays laissé ou perdu, le pays réel ou fantasmé constituant la matière première de la fiction. Nombre d’œuvres alimentent ce micro-corpus : « Écoute, sultane », d’Anne-Marie Alonzo (L’Hexagone, 1987) ; « Irpinia », de Fulvio Caccia (Triptyque/Guernica, 1983) ; « Une femme muette », de Gérard Etienne (Nouvelle Optique, 1983) ; « Mon pays que voici », d’Anthony Phelps (J.P. Oswald, Paris, 1968) ; « Mère solitude » d’Émile Ollivier (Albin Michel, 1983) etc. ».
/Définition des « Écritures métisses »/ « Les écritures métisses forment également un micro-corpus d’œuvres littéraires produites par :
1) « des sujets migrants se réappropriant l’Ici, inscrivant la fiction –encore habitée par la mémoire originelle– dans le spatio-temporel de l’Ici ; ce sont des écritures de la perte, jamais achevée, écritures de l’errance et du deuil. Plusieurs œuvres marquent ce segment d’écritures métisses : « Un ambassadeur macoute à Montréal », de Gérard Etienne (Nouvelle Optique, 1979) ; « Les compagnons de l’horloge pointeuse », de Marilù Mallet (Québec-Amérique, 1981) ; « L’autre rivage », d’Antonio d’Alphonso (VLB, 1987) ; « Gens du silence », de Marco Micone (Québec-Amérique, 1982) ; « La fiancée promise », de Naïm Kattan (L’Arbre-HMH, 1983) ; « La Québécoite », de Régine Robin (Québec-Amérique, 1983), etc. ».
Ce micro-corpus d’écritures métisses contient de plus des œuvres littéraires produites par
2) « des francophones canadiens (de souche française ou anglaise) se réappropriant l’Ailleurs-proche, des mémoires historiques venues d’Ailleurs habitant ou traversant la trame fictionnelle, dans une dynamique transculturelle. Nombre d’œuvres alimentent ce micro-corpus, de Jacques Poulin à Yolande Villemaire qui, dans « Adrénaline » (Noroît, 1982), nous offre une palette en arc-en-ciel des référents transculturels à l’œuvre dans la fiction ».
Remarques critiques à propos de la « ghettoïsation » / récupération des « écritures migrantes »
Il est attesté que certains critiques ont délibérément occulté le fait que ma définition princeps des « écritures migrantes » s’oppose au discours identitaire hégémonique inscrit dans l’histoire même de la littérature québécoise contemporaine, en particulier dans le contexte des amples débats des années 1970-2000 relatifs à la « littérature nationale » et au projet d’indépendance du Québec. En cela les « écritures migrantes » sont un contre-discours qui (1) s’oppose à son assignation/réduction et à son enfermement dans le pré-carré de l’identité et (2) qui tient à distance l’approche identitariste et communautariste que certains critiques ont voulu leur attribuer en en faisant une « littérature ethnique » évoluant en marge de la littérature québécoise sous l’appellation récupératrice et réductionniste de « littérature migrante » et/ou de « littérature de l’immigration ». C’est donc à dessein que j’ai mis en lumière les observations de Karine Bélair sur ce sujet : « Rejoignant notre hypothèse de départ concernant l’existence d’une certaine interdiscursivité politique et littéraire au sujet de l’immigrant et de la littérature migrante [sic], Robert Berrouët-Oriol cible la nature politique de l’enjeu que représente la réception des productions migrantes et métisses dans le champ littéraire québécois et précise qu’il importe de ne pas perdre de vue « l’éventuelle adéquation entre la capacité du Québec moderne d’assumer pleinement ses mémoires culturelles et la capacité du champ littéraire québécois d’assumer la lente mais sûre émergence des écritures migrantes et métisses. Cette éventuelle adéquation pourrait fort bien nous renseigner sur le réel actuel, identifiable, des rapports sociaux au Québec » (Karine Bélair, « L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique », mémoire de maîtrise, Université McGill, avril 2010). L’on confond aussi délibérément « écritures migrantes » et « littérature (im)migrante » en marginalisant le fait qu’à l’origine ma réflexion sur la problématique des « écritures migrantes » a constitué une interpellation dissidente des canons connus du discours hégémonique identitaire et des canons de ladite « littérature nationale ». L’on confond tout aussi délibérément « écritures migrantes » et « littérature de la migration », y compris lorsque la critique entend s’employer « à « flexibiliser » le concept de « littérature migrante » (voir l’article de Elien Declercq, « Écriture migrante », « littérature (im)migrante », « migration literature » : réflexions sur un concept aux contours imprécis », Revue de littérature comparée, 2011/3, no 339). Cette manière d’instrumentaliser les « écritures migrantes » par l’assignation de l’altérité aux seules représentations identitaires oblitère l’une de leurs caractéristiques majeures, à savoir qu’elles ne sont en aucun cas une « littérature de minorités ethniques » ou une « littérature minoritaire ». Tel que je l’ai explicitement exposé dans l’article « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec (revue Quebec Studies, 14, Ohio, 1992), les « écritures migrantes » ont pris le chemin d’une production fictionnelle élaborée en français par des sujets migrants venus d’« Ailleurs » et elles appartiennent de plain-pied au champ littéraire québécois contemporain.
D’autre part, sur le registre de l’instrumentalisation des « écritures migrantes » par l’assignation de l’altérité aux seules représentations identitaires du sujet migrant/écrivant, il y a lieu de rappeler ce qui singularise ces écritures au plan esthétique. Ainsi, dans le même article de 1992, j’ai explicitement balisé l’espace esthétique des « écritures migrantes », cet espace esthétique étant un construit symbolique qui se caractérise par un dispositif narratif où la mémoire originelle du sujet écrivant renvoie en une sorte d’écho à la perte, au deuil, à l’errance : « Les écritures migrantes forment un micro-corpus d’oeuvres littéraires produites par des sujets migrants se réappropriant l’Ici, inscrivant la fiction –encore habitée par la mémoire originelle– dans le spatio-temporel de l’Ici ; ce sont des écritures de la perte, jamais achevées, de l’errance et du deuil ». L’espace esthétique des « écritures migrantes » est ainsi un espace de la dissidence dans lequel le dispositif narratif n’a pas pour fonction centrale d’instituer la défense/illustration du récit national québécois canonisé, il est plutôt quête de référents labiles autrement habités et habités par l’« Ailleurs », elle brise le miroir des diverses représentations de l’identité nationale québécoise et y dépose les fragments d’autres miroirs, ceux que les sujets migrants/écrivants ont emportés dans leurs valises lors de leur migration sur les rives du Saint-Laurent, en Terre-Québec. L’espace esthétique des « écritures migrantes » tisse donc, dans la centralité du champ littéraire québécois, des référents nouveaux, inhabituels, ce qui a induit un déplacement du regard sur le mode d’une fragmentation des canons esthétiques habituels du récit national québécois.
Enfin, à contre-courant de la « ghettoïsation » / récupération des « écritures migrantes », le romancier et poète Fulvio Caccia —co-fondateur et rédacteur en chef du magazine Vice Versa–, note de manière fort pertinente que le romancier Émile Ollivier avait tôt eu l’intuition de la survenue d’une « écriture métisse » au Québec : « À l’heure actuelle, nous dit Émile Ollivier, il semble que nous soyons arrivés dans les nouvelles productions caribéennes à ce que j’appellerais : « l’époque du dépassement, une écriture métisse » (entretien de Jean Jonassaint avec Émile Ollivier préalable à l’élaboration de son livre « Le pouvoir des mots, les maux du pouvoir. Des romanciers haïtiens de l’exil » (Éditions Arcantère / Presses de l’Université de Montréal 1986 : voir l’article amplement documenté de Fulvio Caccia, « Écritures migrantes, transculture et haïtianité » paru en 2013 dans le collectif « Haïti – Enjeux d’écriture », sous la direction de Sylvie Brodziak). Fulvio Caccia élabore comme suit son analyse sur le dispositif institutionnel de réception des « écritures migrantes » : « Devant ce pressant appel du pied [de Robert Berrouët-Oriol], l’institution littéraire québécoise répondra par l’entremise de Pierre Nepveu, l’un de ses plus éloquents représentants : « Écriture migrante de préférence à « immigrante », ce dernier terme me paraissait un peu trop restrictif mettant l’accent sur l’expérience et la réalité mêmes de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent effectivement), alors que « migrante » insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. « Immigrante » est un mot à teneur socioculturelle, alors que « migrante » a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle » [Pierre Nepveu, « L’écologie du réel », Montréal, Boréal, 1988, p. 233]. Et Fulvio Caccia poursuit sa réflexion en ces termes : « Cette note infrapaginale dans L’écologie du réel, publié en 1988, constitue l’Acte 3 de la mise en orbite des écritures migrantes et de leur dissémination. En lui consacrant dans le même ouvrage un chapitre entier, l’écrivain universitaire [Pierre Nepveu] ouvre la donne avec les mêmes préoccupations de problématiser la littérature québécoise en dehors des cadres nationaux. Par cet essai qui fera date, l’institution québécoise signait non seulement un certificat de naturalisation pour l’œuvre des écrivains haïtiens mais, mutatis mutandis, accordait à l’ensemble des écrivains d’origine étrangère une opportunité inédite, du moins en théorie, de pouvoir confronter leur travail avec celui des auteurs québécois à l’aune de la pratique esthétique, du style ». ». [Le souligné en gras est de RBO]
Il faut prendre toute la mesure que « Ce texte [de Fulvio Caccia] poursuit et complète une réflexion entamée depuis plus de vingt ans à travers diverses contributions dont Fulvio Caccia, « Les “écritures migrantes” piégées par le différentialisme », dans Peter Klaus (dir.), Québec-Canada. Cultures et littératures immigrées », Veröffentlichungsreihe des Studienbereiches, Neue Romania, n° 18, Berlin, Der Freien Universität, 1997 ; Fulvio Caccia, « Écritures migrantes entre exotisme et éclectisme », dans Anne de Vaucher (dir.), « D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec », Venise, Supernova edizioni, 2000, p. 59-82 ; Fulvio Caccia, « À quoi servent les écritures migrantes ? », dans Marc Arino et Marie-Lyne Piccione, « 1985-2005 : vingt années d’écritures migrantes au Québec. Les voies d’une herméneutique », EIDOLON, Cahiers du Laboratoire pluridisciplinaire de recherches sur l’imaginaire appliquées à la littérature, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007 (voir l’article de Fulvio Caccia, « Écritures migrantes, transculture et haïtianité » paru dans « Haïti – Enjeux d’écriture », 2013).
La plupart des études dédiées aux « écritures migrantes » mentionnent l’apport du magazine transculturel Vice Versa et de la revue Dérives que certains critiques situent soit sur le registre de l’interculturel soit sur celui de la transculture.
Fondée à Montréal par l’Haïtien Jean Jonassaint, poète, essayiste et professeur de littérature, la revue « Dérives » (1975-1987) a joué un rôle de premier plan dans la reconfiguration du champ littéraire québécois. Cette revue a fait l’objet du mémoire de maîtrise d’Élyse Guay, « La revue Dérives (1975-1987) et l’écriture migrante : introduire le Tiers dans la littérature québécoise », Université du Québec à Montréal, 2015, ainsi que de plusieurs articles de journaux : –« Dix ans de Dérives : de quelles rives, vers quels horizons », par Lucie Bourassa, revue Protée, vol. 15, no 1, hiver 1987 ; –« Dix bougies pour la revue Dérives », par Paul Cauchon, Le Devoir, 2 février 1985, cahier V, p. XI-XIII ; –« Dérives et Vice Versa : des revues à la page », par Carole David, Le Devoir, 17 mai 1985, C-5 ; –« Compte-rendu de Dérives », par Ghislain Ripault, Notre librairie (Paris), no 84 .
Andrée Fortin, enseignante-chercheuse de l’Université Laval, fournit un ample éclairage de l’inscription et du parcours de la revue « Dérives » dans l’article « Le Temps Fou et Dérives. Redéfinir l’ici et l’ailleurs du politique » (Globe : revue internationale d’études québécoises, volume 14, numéro 2, 2011) : « Si Dérives est souvent associée à une perspective interculturelle, voire transculturelle, elle n’en est pas moins ancrée au Québec. La couverture des nos 5-6 annonce : « Solstice de la poésie québécoise, version du 23 juillet 1976, déclarations et textes ». Il s’agit en fait d’un texte, cosigné par [des écrivains majeurs de l’avant-garde littéraire du Québec] Nicole Brossard, François Charron, Madeleine Gagnon, Louis Geoffroy, Philippe Haeck, Gilles Hénault, André Roy, Jean Simoneau et Patrick Straram, et d’un écrit en réaction au programme « arts et culture » du Comité organisateur des Jeux olympiques de Montréal. Cet ancrage au Québec et dans le milieu littéraire québécois s’affirme à plusieurs reprises dans l’histoire de la revue. Le numéro 19 (1979) contient un article sur la « Poéthique des Herbes Rouges », signé par Philippe Haeck, et publié à l’occasion des 10 ans de la revue Les Herbes rouges. « Nous, donc, des Herbes Rouges et La Nouvelle Barre du Jour, de Dérives, de Spirale et d’ailleurs », peut-on lire sous la plume de Pierre Monette dans le texte qui ouvre le numéro 23. Le réseau auquel appartient Dérives est donc celui du monde littéraire québécois, notamment celui des revues. Au fil des numéros, les indices de cet ancrage se multiplient. Ainsi, le numéro 8 contient un texte du poète Claude Beausoleil intitulé « Remarques sur la poésie québécoise actuelle ». Dans le numéro 7, le texte d’Aziz Alaoui (une suite poétique) est publié « En mémoire d’Hubert Aquin (1929-1977) ». L’ancrage québécois n’est pas que montréalais. Pendant quelques années, une membre du collectif de Dérives, Francine Saillant, résidente de Québec, a recruté plusieurs collaborateurs et collaboratrices dans cette ville, parmi lesquels il faut mentionner, notamment, les photographes Raymonde April et Rita Zyzka, les artistes Carmen Coulombe et Serge Murphy, ainsi que des écrivains et essayistes comme Marc Chabot, Paul Warren ou Geneviève Amyot ».
Andrée Fortin rappelle de la manière suivante la politique éditoriale de la revue : « Dérives s’inscrit d’emblée dans une perspective culturelle et littéraire (qui se manifeste dans l’écriture même de la présentation du premier numéro) et, surtout, dans des échanges culturels, ce dont traite la susmentionnée présentation. (…) faire le pont combler le (un) vide dire halte à l’étouffement des rapports nouveaux établis dans – une relation non dominant/dominé colonisateur/colonisé mais vers (pour) l’interaction hors tout champ conquistadorant – une pratique d’échanges entre tropiques différents échanger traduire produire construire (vers) dans une diffusion effective, efficace de textes (d’objet communicants) sur un ensemble de territoires définis ou pas (limités ou non) dans un rapport TIERS-MONDE/QUÉBEC, QUÉBEC/TIERS-MONDE répété à l’infini le voyage à travers l’espace signifié dans (…) ».
Pour sa part, Élise Guay, dans son mémoire de maîtrise « La revue Dérives (1975-1987) et l’écriture migrante : introduire le Tiers dans la littérature québécoise » (Université du Québec à Montréal, 2015), expose que « Les études les plus approfondies portant sur Dérives proviennent de Jozef Kwaterko. Raccordant plus spécifiquement la revue aux créateurs de la diaspora haïtienne au Québec, Kwaterko a fait l’histoire du périodique montréalais et a étudié les réseaux de sociabilité de Dérives pour faire ressortir la « transculturation » des liens qui unissent les différents acteurs et collaborateurs. Bien qu’elles ouvrent des pistes intéressantes pour la recherche, ces études n’explorent pas en profondeur les textes de la revue Dérives, ni sa situation dans la transformation du champ littéraire des années soixante-dix au Québec. Certes, Kwaterko et Nareau ont raison d’inscrire la revue Dérives dans la perspective de la transculturalité, mais ils gomment l’évolution du discours de l’équipe, qui, bien avant de s’intéresser à la transculture, chemine au travers du tiers-mondisme, de l’interculturel et du féminisme afin d’esquisser un nouvel imaginaire de la migration à l’aube du post-modernisme ». En dépit de ses réserves, Élise Guay mentionne des études de premier plan de Jozef Kwaterko –enseignant-chercheur de l’Université de Varsovie, décédé l’an dernier et spécialiste mondialement reconnu de la littérature québécoise contemporaine. Ces études ont pour titre « Revues culturelles des immigrants haïtiens en diaspora québécoise : conditions d’émergence et quête de légitimité », dans Klaus-Dieter Ertler, Martin Lôschnigg et Yvonne Vôlkl (dir.), Constructions culturelles de la migration au Canada, Frankfurt am Main, New York, Peter Lang, 20Il, p. 213-227 ; et « « Ouvrir le Québec sur le monde » / La revue Dérives (1975-1987) et la transculturation du réseau de sociabilité littéraire au Québec », dans Yvan Lamonde et Jonathan Livemois (dir.), Culture québécoise et valeurs universelles, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010.
Au cours de mon cheminement sur l’archipel de la fiction littéraire et de la critique, j’ai eu le privilège de collaborer avec des revues dont la politique éditoriale était fort stimulante : Vice Versa, Moebius, Dérives (Montréal), LittéRéalité (Toronto), Europe, Saprifage, Revue noire (Paris), Interculturel de Lecce (Italie), Maison de la Poésie (Namur), Calacs (Ottawa), Quebec Studies (Ohio), Callaloo (Virginie), Chemins critiques et Conjonction (Port-au-Prince).
Ce cheminement sur l’archipel de la fiction littéraire et de la critique est concomitant de ma pratique professionnelle de linguiste-terminologue à la Banque de terminologie du Québec, aujourd’hui dénommée Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. L’analyse, le stockage, la mise à jour et la diffusion des vocabulaires scientifiques et techniques anglais-français de la Banque de terminologie du Québec m’ont ouvert les champs de la lexicographie et de l’aménagement linguistique, deux disciplines que j’ai entrepris d’étudier et d’approfondir au fil des ans. Ce cumul de connaissances et d’expériences dans les champs de la terminologie, de la lexicographie et de l’aménagement linguistique m’a valu de publier en 2011 le tout premier livre collectif de référence entièrement consacré à la problématique de l’aménagement linguistique en Haïti, livre dont le titre est « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca au Canada). Ce livre a été réédité en 2023 par le Cidihca-France et il comprend en annexe un document historique devenu presque introuvable, la version créole de la Constitution haïtienne de 1987 qui co-officialise les deux langues du patrimoine linguistique historique d’Haïti, le créole et le français. Ces dernières années j’ai publié de nombreuses chroniques linguistiques dans le journal Le National édité à Port-au-Prince ; ces chroniques ont été reprises par plusieurs sites en Martinique, aux États-Unis, en France et au Canada. Elles sont rassemblées dans mon nouveau livre paru en Haïti aux Éditions Zémès, en janvier 2024, « Haïti- L’œil de la parole / Chroniques linguistiques (2011-2022) ». Au titre d’une singulière et indispensable contribution à la didactique du créole, j’ai conceptualisé, coordonné et co-écrit, en 2021, le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal). Auparavant, en 2018, j’ai publié chez ces deux éditeurs le livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti ».
Ma collaboration avec la revue « Dérives » a pris le chemin d’une étude sémiologique inédite du livre de poésie de l’écrivain haïtien Franketienne, « Les chevaux de l’avant-jour » (1966). Cette étude, qui a pour titre « Franketienne aux parapets de la folie et du lyrisme baroque », est parue en 1987 dans « Dérives » (numéros 53-54, pages 15-33), et elle a entre autres mis en lumière les divers procédés de création de néologismes chez Franketienne. De la parution de cet article en 1987 à aujourd’hui, ce texte est la seule étude sémiologique consacrée au livre « Les chevaux de l’avant-jour ».
Au creux de ma collaboration avec les revues montréalaises Vice Versa, Moebius, Dérives ainsi que dans la fréquentation de l’œuvre de Gaston Miron, Anthony Phelps, Émile Ollivier, Paul-Marie Lapointe, Clément Magloire Saint-Aude, Paul Chamberlan, Nicole Brossard, Aimé Césaire, Saint-John Perse, etc., j’ai pu enrichir ma réflexion sur l’épineuse question de la réception au Québec des œuvres des « écrivains venus d’Ailleurs », et par-dessus tout j’ai une forte dette envers ces écrivains qui ont nourri ma formation intellectuelle et littéraire ainsi que ma réflexion analytique. Les premiers éléments de cette réflexion figurent dans la référence citée en introduction de cet article, « L’effet d’exil du champ littéraire québécois », texte que j’ai publié à Montréal dans le magazine Vice Versa (no 17, décembre 1986 – janvier 1987).
Ce cheminement réflexif m’a valu de proposer en 1992 un cadre analytique à dessein plus ample : j’ai donc introduit dans le champ littéraire québécois contemporain la problématique des « écritures migrantes ». Cette notion, au creux de la modernité littéraire du Québec, a eu un grand écho et a été saluée par la critique. Depuis lors la problématique des « écritures migrantes » fait l’objet d’un enseignement dédié dans les programmes d’études littéraires au Québec, au Canada, en France, en Italie, etc. Elle a également été reprise dans plusieurs anthologies littéraires et, fait notable, elle a suscité l’élaboration de mémoires de maîtrise et de thèses de doctorat ainsi que d’articles divers et de plusieurs ouvrages académiques de grande qualité et de premier plan. En voici un relevé nominatif, qui donne une idée du nombre et de l’amplitude des publications consacrées depuis 1992 aux « écritures migrantes » :
(1) « Les origines de l’écriture migrante. L’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers siècles », par Daniel Chartier, revue Voix et images, volume 27, numéro 2 (80), hiver 2002 ;
(2) « L’écriture migrante au Québec : l’interculturalisme dans le discours littéraire et politique », par Karine Bélair, mémoire de maîtrise, Université McGill, avril 2010 ;
(3) « 1985-2005 : vingt années d’écriture migrante au Québec / Les voies d’une herméneutique », ouvrage collectif sous la direction de Marc Arino et Marie-Lyne Piccione, Presses universitaires de Bordeaux, 2007 ;
(4) « L’écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine », par Pierre Nepveu, Éditions, Boréal, 1988 ;
(5) « Dictionnaire des écrivains émigrés au Québec 1800-1999 », par Daniel Chartier, Éditions Nota bene, 2003 ;
(6) « D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec », par Anne De Vaucher Gravili (sous la direction de), Actes du Séminaire international du CISQ à Venise (15-16 octobre 1999), Venise, Supernova, 2000 ;
(7) « La mémoire sans frontières : Émile Ollivier, Naïm Kattan et les écrivains migrants au Québec », par Louise Gauthier, Montréal, IQRC, 1997 ;
(8) « Le voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine », par Simon Harel, préface de René Major, Longueuil, le Préambule, 1989 ;
(9) « L’écrivain migrant : essais sur des cités et des hommes », par Naïm Kattan, Montréal, Hurtubise HMH, 2001 ;
(10) « Multi-écriture, multi-culture. La voix migrante au féminin en France et au Canada », par Lucie Lequin, Paris, L’Harmattan, 1996 ;
(11) « L’écriture des femmes migrantes au Québec », par Lucie Lequin et Maïr Verthuy, Montréal/Paris, XYZ/PUV, 1998 ;
(12) « Ces étrangers du dedans. Une histoire de l’écriture migrante au Québec (1937-1997) », par Clément Moisan et Renate Hildebrand, Éditions Nota bene, 2001 ;
(13) « La parole orpheline de l’écrivain migrant », par Simon Harel, paru dans « Montréal imaginaire. Ville et littérature », sous la direction de Pierre Nepveu et Gilles Marcotte, Montréal, Fides, 1992 ;
(14) « Quand le je est un(e) Autre : l’écriture migrante au Québec », par Janet Paterson, paru dans « Reconfigurations. Canadian Literatures and Postcolonial identities », sous la direction de M. Monford et F. Bellarsi, Bruxelles, Éditions Peter Lang, 2002 ;
(15) « Redessiner la cartographie des écritures migrantes », par Gilles Dupuy, Globe : revue internationale d’études québécoises,, vol. 10, 1, 2007 ;
(16) « Écritures migrantes, transculture et haïtianité », par Fulvio Caccia, paru en 2013 dans « Haïti – Enjeux d’écriture », sous la direction de Sylvie Brodziak ;
(17) « Écriture migrante/Migrant Writing », sous la direction de Danielle Dumontet et Frank Zipfel, Hildesheim : Georg Olms Verlag, 2008 ;
(18) « La revue Vice Versa et le procès d’autonomisation des « écritures migrantes », par Danielle Dumontet, paru dans Zeitschrift für Kanada-Studien 34 (2014) ;
(19) « L’écriture migrante au féminin au Québec : apports spécifiques », par Carmen Mata Barreiro (Université autonome de Madrid, Espagne), article paru dans « 1985-2005 : vingt années d’écriture migrante au Québec / Les voies d’une herméneutique », Marc Arino et Marie-Lyne Piccione (dir.), Presses universitaires de Bordeaux, 2007 ;
(20) « Mémoires greffées : les écritures migrantes du Québec comme lieu du travail de mémoire et de quête identitaire », par Carmen Mata Barreiro, paru dans « Mémoires canadiennes », Presses universitaires de Rennes, 2018 ;
(21) « Coulibaly Adama et Konan Yao Louis, Les Écritures migrantes. De l’exil à la migrance littéraire dans le roman francophone », par Ralph Schor, REMI, Revue européenne des migrations internationales, vol. 32 – n°1 | 2016.
(22) « À quoi servent « les écritures migrantes » ? », par Fulvio Caccia, Vice Versa en ligne, 26 février 2017. Allocution de Fulvio Caccia à l’ouverture du colloque « 1985-2005 : vingt ans d’écriture migrante au Québec. Les voies d’une herméneutique », paru dans l’ouvrage collectif sous la direction de Marc Arino et Marie-Lyne Piccione, Presses universitaires de Bordeaux, 2007 ;
(23) « Les passages obligés de l’écriture migrante », par Simon Harel, Montréal, XYZ éditeur, 2005 ;
(24) « Écritures migrantes et identité culturelles », par Clément Moisan, Éditions Nota Bene, Québec, 2008 ;
(25) « Impact des voix migrantes sur les représentations de l’identité dans la littérature québécoise au tournant du XXIe siècle », par Chantal Ringuet, Neue Romania no 33, 2005.
(26) « Structurations particulières du temps et de l’espace dans un nouveau corpus de l’écriture migrante : les écrivaines québécoises d’origine est-européenne », par Chantal Ringuet, Globe : revue internationale d’études québécoises, vol. 6, n° 2, 2003 ;
(27) « L’écriture migrante en France et au Québec (1985-2006) : une analyse comparative », thèse de doctorat de Simona Emilia Pruteanu, University of Western Ontario, London, 2009 ;
(28) « Une troisième solitude ? – Les Québécois face à l’écriture migrante », par Peter Klaus, dans Ertler, Klaus-Dieter & Martin Löschnigg (éds), « Canada 2000 : Identité et transformation. Le Canada vu à partir de l’Europe centrale », Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2000 ;
(29) « D’une littérature de l’immigration vers une écriture migrante au Québec », par Yavor Petkov, dans Velinova, Malinka ; Laurent, Thierry (dir.), dans « Normes et transgressions dans les littératures romanes », Sofia, CU Romanistika, 2017 ;
(30) « Vers l’imaginaire migrant. La fiction narrative des écrivains migrants francophones au Québec (1980-2000) », par Tina Mouneimne, Bruxelles, Peter Lang, 2013 ;
(31) « L’écriture migrante en France et au Québec (1985-2006) : une analyse comparative », par Simona Emilia Pruteanu, Munich, LINCOM Studies in Language and Literature, 2013 ;
(32) « Les champs littéraires sont-ils désespérément mono-lingues ? Les écritures migrantes », par Régine Robin, dans de Vaucher Gravili, Anne (dir.), « D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec », 2000 – Actes du Séminaire international du CISQ à Venise (15-16 octobre 1999), Venise, Supernova ;
(33) « Diversité culturelle des écritures migrantes et la traduction : Régine Robin et Dany Laferrière en polonais », par Joanna Warmuzińska-Rogóż, dans Otrísalová, Lucia & Éva Martonyi (éds), « Variations sur la Communauté : l’espace canadien », Brno, Masaryk University/AECEC, 2013.
Dans l’ensemble, ces auteurs apportent des contributions pertinentes sur différents aspects de la problématique des « écritures migrantes », certains traitant par exemple de l’identité, d’autres de l’exil, du couple transculture / écritures migrantes, de la mémoire, etc. Certains critiques défendent l’idée que les « écritures migrantes » constituent un courant littéraire au Québec. Je suis en désaccord total avec cette perspective : dans mon étude « L’émergence des écritures migrantes et métisses au Québec » (revue Québec Studies, 14, Ohio, 1992), j’ai effectué un arpentage chronologique et thématique d’une production littéraire polyvocale et j’ai situé les « écritures migrantes » à l’intérieur du champ littéraire québécois au titre d’un dispositif énonciatif en lien avec la mémoire des sujets écrivants (l’exil, la patrie délaissée, la mémoire identitaire conservée ou fantasmée mais toujours prégnante, etc.). Loin d’avoir théorisé la survenue d’une improbable « littérature migrante » sur le mode d’une prétendue « école littéraire », ma démarche consistait plutôt à identifier et à situer sur le mode d’une taxonomie l’œuvre des « sujets migrants » à l’intérieur du champ littéraire québécois.
Les « écritures migrantes » demeurent d’actualité comme l’attestent les livres, articles, mémoires de maîtrise, thèses de doctorat et études que j’ai répertoriés et cités dans le présent article. Les « écritures migrantes » accompagnent encore la réflexion de nombre d’écrivains au Québec et, signe de l’ouverture de la littérature québécoise à la parole de l’« Autre », les œuvres produites en français par des écrivains « sujets migrants » sont depuis plusieurs années mieux accueillies par les instances de légitimation littéraire au Québec. De nouvelles données d’enquête devront par contre fournir un éclairage actualisé sur ce que représente aujourd’hui les « écritures migrantes » chez les jeunes écrivains de la relève littéraire au Québec.
Il faudra de surcroît examiner la contribution de l’éditeur montréalais Mémoire d’encrier qui depuis quelques années donne à entendre les voix autochtones. S’agit-il, pour cet éditeur, d’apparier les voix autochtones aux « écritures migrantes » ? S’il se révèle à l’analyse que cet appariement est fondé, la notion d’« écritures migrantes » devra-t-elle être repensée ou est-elle carrément révolue parce qu’elle appartient à une époque de transition que nous aurions dépassée ? Rien n’est moins sûr.
L’une des voies que la recherche pourrait également explorer à l’avenir serait, en se plaçant « de l’autre côté du miroir », d’examiner les discours institutionnels actuels des appareils de légitimation québécois dans le champ littéraire en lien avec les « écritures migrantes ». Qu’est-ce qui caractérise ces discours institutionnels en 2024 ? De quelle façon se manifestent-ils dans les rapports institutionnels entre les écrivains et les maisons d’édition, entre les instances gouvernementales accordant des bourses aux écrivains ou octroyant des subventions aux écrivains ainsi qu’aux maisons d’édition ?
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Élaboration d’une œuvre poétique
La réflexion analytique que j’ai instituée dès 1985 sur les « écritures migrantes » s’est accompagnée –et à vrai dire s’est enrichie, comme en écho–, du labour que j’effectue sur l’archipel fécond de la fiction poétique depuis plusieurs années. Publiés à Montréal aux Éditions Triptyque, mes livres de poésie s’inscrivent dans la perspective de l’élaboration d’une œuvre littéraire « travaillée » par une double appartenance insulaire, l’île native, Haïti, et l’île de l’enracinement, Montréal. De « Lettres urbaines » (1986) à « Thoraya, d’encre le champ » (2005), de « En haute rumeur des siècles » (2009, partiellement traduit en catalan) à « Éloge de la mangrove » (2016), à « Simoun » (2021) et à « Poème du décours » (2010), chacun de ces livres témoigne et questionne cette double appartenance insulaire. Mes livres de poésie ont rencontré leur public et ont également été bien accueillis par la critique québécoise. Le réputé critique littéraire québécois Hugues Corriveau exprime en ces termes la lecture critique de mon « Éloge de la mangrove » : « Parleur, « délireur » de mots, « traverseur » de paysages, Robert Berrouët-Oriol tient encore sa langue à bout d’effets et d’affects, plein qu’il est d’une passion inassouvie pour Haïti, et pour une poésie généreuse et somptuaire. Il se veut « tailleur de mots / sur la matrice épierrée des idiomes ». Après ses Six picolos pour une mangrove en vers libres, le poète propose ses grandes proses de son Éloge de la mangrove dans lesquelles s’éploie une sensualité linguistique proche d’un érotisme tremblé de la langue natale. Il « plie déplie replie folles oraisons à défaufiler surplis élimés d’insanes et bacchantes messes dans la matrice dévêtue des mots » (Hugues Corriveau : « Éloge de la mangrove, Robert Berrouët-Oriol », journal Le Devoir, Montréal, 6 février 2016). Quelques années plus tôt, Hugues Corriveau avait caractérisé comme suit le projet d’écriture qu’il a entrevu dans « En haute rumeur des siècles » « Poésie – Robert Berrouët-Oriol, le maraudeur » : « Intense poésie de l’éclatement, sabre au clair dans les images, taillant ici, déroutant là, voici un recueil allumé, allumeur. Robert Berrouët-Oriol, originaire d’Haïti, se présente comme un « spécialiste en aménagement linguistique ». Si on prend l’expression au pied de la lettre, En haute rumeur des siècles tiendrait en effet de ce pari d’une langue cassée, brisée au fil des textes » (Le Devoir, 7 mars 2009). Hugues Corriveau exprime en ces termes sa lecture critique de mon huitième livre de poésie, « Simoun » (2021) : « Donc, ce que j’aime ici, c’est que la poésie n’est pas donnée de soi, car elle travaille la langue, sa matière première comme une glaise toujours fuyante. Lire ce poète, c’est admettre ce décalage entre notre réalité actuelle et un ton suranné, mais vivant encore sous sa plume. C’est mettre la langue poétique au service même de la langue qui se déploie comme le référent premier, loin de la triviale réalité ou proposant parfois une réalité refaite à la dimension même de la langue. C’est ultraexigeant, c’est tout à fait particulier, mais c’est une invitation au voyage que seul ce poète sait maîtriser et proposer à des hauteurs qui le comblent d’aise » (Hugues Corriveau : « Le grand vent sahélien », journal Le Devoir, 14 août 2021).
Enseignant-chercheur à l’Université Paris 8 – Sorbonne nouvelle, Yves Chemla est un fin connaisseur et l’un des plus grands spécialistes de la littérature haïtienne à l’échelle internationale, littérature à laquelle il a consacré de nombreux articles. Il est également l’auteur du remarquable livre de référence « Littérature haïtienne 1980-2015 » (C3 Éditions, 381 pages, 2015). Titulaire d’un doctorat en lettres et sciences humaines de l’université de Paris 4, il a publié le livre « La question de l’Autre dans le roman haïtien contemporain » aux Éditions Ibis rouge en 2003. Yves Chemla approfondit et amplifie la lecture critique du livre « En haute rumeur des siècles » proposée par Hugues Corriveau dans les termes suivants : « La poésie de Robert Berrouët-Oriol est d’une grande limpidité. La précision du verbe, qui ne souffre pas l’indistinction, comme les sortilèges de la facilité, ne l’atteignent guère, par une fermeté qui peut aller jusqu’à la sévérité. Chaque poème ne scintille pas d’un éclat mesuré, susceptible de faire concession au lecteur de sa propre nonchalance, mais brille dans l’évidence de ses images et de la rencontre de mots qui décalent les perceptions banales. Il faut lire lentement ces poèmes, les reprendre, laisser le temps aux images de venir s’installer et éclairer l’imaginaire du lecteur, percevoir le rythme discret mais qui donne à entendre le vocable dans le mot. Et c’est à chaque page que cette « Rumeur » prend force, et ranime sa propre exigence. Il peut en effet paraître paradoxal de célébrer la souffrance et la douleur qu’est Haïti. Pourtant, c’est bien là nécessité : ne pas déchanter, ne pas laisser le chaos et l’obscur imposer le silence et la confusion, entendre ce qui arrive depuis l’intime et qui résiste au silence. Il faut arriver à faire taire la mutité elle-même, et depuis ce silence du silence, refonder la parole, à l’écart des assignations. Cette gravité voisine avec la grandeur, mot sans doute inactuel, mais qui dit certainement mieux que d’autres, le départ entre l’imposture et la poésie. Robert Berrouët-Oriol renouvelle la perception du sublime. On le pressentait déjà dans Thoraya, d’encre le champ, publié en 2005 » (Yves Chemla : « Méditation sur « la bègue cartographie des siècles », article daté du 16 novembre 2010, d’abord paru sur le site culturesud.com ensuite sur Potomitan).
Le livre « Poème du décours », que j’ai publié en 2010 aux Éditions Triptyque, a été finaliste du Prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde en 2010. Il a reçu la même année, en France, le Prix du Livre insulaire. Créé en 1999, en lien avec le Salon international du livre insulaire de l’île d’Ouessant en France, le Prix du Livre insulaire récompense des nouveautés parues chaque année. Les lauréats sont choisis par deux jurys composés de personnalités du monde littéraire insulaire. « Dans une langue finement travaillée où rythmes et sens s’accouplent et se télescopent sur plusieurs registres, [« Poème du décours »] interpelle la figure emblématique d’Angélique, négresse esclave et rebelle qui, en 1734, fut accusée d’avoir incendié Montréal et pendue au terme du plus important procès tenu sous le régime français en Nouvelle-France », résume la quatrième de couverture de l’édition signée par l’auteur le 9 mars 2010 à Montréal. Le jury du Prix du Livre insulaire a motivé sa décision d’attribuer le Prix du Livre insulaire 2010 au livre « Poème du décours » dans les termes suivants : « Une poésie originale. Des paragraphes libres qui juxtaposent les mots sans aucun signe de ponctuation. Cette absence de ponctuation ouvre justement la lecture : tout est dans la sonorité et le rythme que chaque lecteur veut imprimer à chaque paragraphe chargé d’images ».
Extraits de « Poème du décours » :
« cathédrale de hautes terres d’ouragans de bourrasques sur ta peau tannée de soif la mer brûle mes sabirs dicte son syllabaire de prières et piéton maraudeur d’angéliques tracées comment harper tes filaments crépus apprivoiser mes saignées de venelles leurs cortèges de voix de gorge lancées à l’assaut du lointain j’avance chaloupant vers ton profil engravé malgré toi sur pierres calcinées de ma ville chaque vague domptée par l’encre au solfège de mes paumes couve heures folles torche bûchère que porte ta crinière aux senteurs de résine de sexes embastillés elle est calendrier palimpseste brasillant 1734 incendies par verdict comploté d’échafaud ma ville angélique flamboie de négresse passion Mont-Réal fouettée aux fureurs de l’esclave ointe d’ébène ma ville halète crépite hurle orfrayée s’embrase surprise dans son sommeil de congères et voici que nulle stèle aujourd’hui ne porte ton nom drapé de honte et d’oubli et voici que lire telle saga sur les murs de la vieille ville est aujourd’hui fête blessée aux épines du soleil je parle pourtant toutes langues du temps longtemps langues de l’offertoire latin de bouges grec d’îles déchues araméen du dernier soupir »
(…)
« crinière en feu d’oracles ta voix ces jours derniers s’estompe écho assauté par quête de bouée ai-je donc tant d’escales à décliner seul le silence connaît le prix arraché aux suppliques de l’œil où donc chercher sommeil si ce n’est de tes paumes fredonnant chaleur espiègle sur mon cou cassé à chaque halte de Damas où l’envol des oiseaux migrants sur terres brûlées affranchit Lazarre ton patronyme venu des grands ports sucriers d’Europe ou du fameux bourg de Judée mais certaine légende sans doute malveillante et débauchée dit qu’il fut hissé à bâbord en haute-mer par mystères du temps Guinée depuis enfouis sous pierres tombales à l’aine de l’Île maudite si ta voix s’éloigne de l’encrier marronnant mes doigts en sang mutilés engourdis d’octets c’est qu’à ton respir sur tous fronts de mer suis encor l’Étranger aux lettres ciselées la voix charmant au loin ce qui advient par l’urgence scalpée du dire-à-deux en ses plissures ses intonations fébriles creusant l’oracle au ventre mou du sens je les lie toutes sur ta langue crépue en aller simple par petites touches éclopées »
Montréal, le 26 janvier 2024