— Préface de Obrillant Damus —
Gabriel Langouët et Dominique Groux, respectivement professeur émérite de l’Université René Descartes-Paris V et professeure émérite de l’Université des Antilles, nous donnent à lire un ouvrage fort captivant sur le monstre ubiquitaire aux mille visages que constitue l’Inégalité dans le monde actuel. L’objectif principal de ce livre est d’apporter un éclairage à la compréhension des diverses formes d’inégalités qui expliquent les menaces et les injustices auxquelles font face la terre et ses habitants. Pour ce faire, les auteurs ont constitué un échantillon de vingt pays (des pays riches, très riches, extrêmement riches aux pays pauvres, très pauvres, extrêmement pauvres) afin d’étudier, dans une perspective comparative, des inégalités intra (comparaisons verticales) et inter-étatiques (comparaisons horizontales). Pour décrire et interpréter ces inégalités dans le détail desquelles je ne vais pas entrer ici (inégalités de revenus, inégalités de distribution de revenus entre les femmes et les hommes, inégalités face aux pertes de développement humain [inégalités existant dans les dimensions de l’indice du développement humain], inégalités entre les femmes et les hommes, inégalités d’accès à l’éducation et à la santé, etc.), ils ont utilisé des données fournies particulièrement par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).
Les auteurs se sont laissé guider par le questionnement suivant : « Dans quel monde vivons-nous ? Dans quel monde aimerions-nous vivre ? Que faire pour y parvenir ? » Ils sont partis de plusieurs constats : 1) Les inégalités qui ponctuent l’existence des millions d’hommes, de femmes et d’enfants ne sont pas naturelles, mais d’origine sociale, culturelle, économique et politique (donc, elles ne sont pas des fatalités qui s’abattent sur les sociétés humaines), 2) Il existe des États inégalitaires (Roumanie, Russie, Afrique du Sud, Brésil, etc.) et des États égalitaires (Norvège, Canada, Islande, Danemark…).
De nombreuses formes du mal anthropique peuvent être reliées à la complexité des formes visibles et invisibles d’inégalités. Les conséquences des inégalités « excessives », « intolérables » et « insoutenables » générées par des actions anthropiques sont multiples : les maladies, la mort prématurée, la pauvreté économique, la famine, l’analphabétisme, la malnutrition, l’immigration illégale, la violence, la radicalisation, l’extrémisme, le suicide, etc. Après avoir tiré la sornette d’alarme, Gabriel Langouët et Dominique Groux proposent des solutions concrètes visant à réduire le problème des inégalités :
1) Ils appellent de leurs vœux la (re)distribution des richesses du monde. On sait que nous vivons dans un monde qui « propose la moitié de ses ressources à 1% de sa population ». Les États seraient moins inégalitaires si la majorité des membres des gouvernements humains cessaient de développer des solidarités antidémocratiques, c’est-à-dire des solidarités qui empêchent l’amélioration sociale, économique, culturelle du plus grand nombre (des solidarités qui font obstacle à la justice distributive, redistributive). La politique de distribution et de redistribution des richesses de notre monde doit être fondée sur deux principes : le principe d’équité intragénérationnelle (il s’agit de réduire les inégalités de toutes sortes qui accablent les générations actuelles) et le principe d’équité intergénérationnelle (et de ne pas gaspiller les ressources de la planète de peur de léser les générations futures). Cette politique doit être appliquée par toutes les institutions et les organisations comme les entreprises privées et publiques. Une entreprise qui maximise ses bénéfices pour ses actionnaires (monisme actionnarial) ne contribue pas à la lutte contre les inégalités. Par contraste, une entreprise fondée sur le pluralisme partenarial, c’est-à-dire qui tient compte des intérêts des actionnaires, des clients, des salariés, etc., est une entreprise qui lutte contre les inégalités. L’enrichissement est honteux quand il contribue à la création et au maintien des inégalités. Les entreprises peuvent consacrer une partie de leur masse salariale à la formation continue et à l’éducation de leurs salariés afin de prendre part à cette lutte. En Haïti, les entreprises perçoivent la formation des employés déjà sous-rémunérés comme une menace à leur survie.
2. Les auteurs sont persuadés qu’« une aide internationale conséquente et urgente, au nom de la solidarité… et, bien souvent, de la dette » doit être accordée aux pays les plus inégalitaires comme Haïti, le Mali, le Bhoutan, etc. Les pays les plus riches peuvent se solidariser davantage avec les États les plus pauvres anciennement colonisés en les aidant à améliorer leur indice de développement humain, à réduire des inégalités endogènes plutôt que de manifester envers eux une attitude méprisante et dominatrice. Parodions les propos d’Alfred Sauvy : « Ces pays en développement ignorés, exploités, méprisés comme le tiers état, veulent, eux aussi, être quelque chose » (Sauvy avait forgé le terme tiers monde pour désigner ce que l’ONU appelle actuellement les pays en développement). L’approche de réduction des inégalités adoptée dans le présent ouvrage n’est pas utopiste, mais résolument humaniste. Les pays les plus pauvres sont des géants endormis. Il faudrait les aider à se réveiller, plutôt que de les qualifier de « trous de merde », expression utilisée par le président américain Donald Trump pour qualifier Haïti, le Salvador et les pays africains, ou bien de pays inertes, impuissants et désespérés (Feu Lord Curzon, un ministre britannique, qualifiait la Chine de « grande masse inerte, impuissante et désespérée »).
Ce sont les corrupteurs et les corrompus qui ont toujours bénéficié, de manière substantielle, de l’aide au développement des pays pauvres. Les États riches doivent accompagner les pays sous-développés dans la lutte contre le détournement et le gaspillage de l’aide financière internationale. Sans une lutte permanente contre les pratiques de corruption au sein des États riches et pauvres, l’aide internationale contribuera au renforcement des inégalités, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Dans l’avant-propos de la Convention des Nations Unies Contre la Corruption (2004), l’ancien secrétaire général Kofi Atta Annan a écrit : « Le mal court dans de nombreux pays, grands et petits, riches et pauvres, mais c’est dans les pays en développement qu’il est le plus destructeur. Ce sont les pauvres qui en pâtissent le plus, car, là où il sévit, les ressources qui devraient être consacrées au développement sont détournées, les gouvernements ont moins de moyens pour assurer les services de base, l’inégalité et l’injustice gagnent et les investisseurs et donateurs étrangers se découragent. La corruption est une des grandes causes des mauvais résultats économiques ; c’est aussi un obstacle de taille au développement et à l’atténuation de la pauvreté ». Après avoir subi le tremblement de terre du 12 janvier 2010, Haïti aurait reçu beaucoup d’aides. Néanmoins, celles-ci ne lui ont pas permis de progresser sur le chemin du développement. Rappelons que ce sont seulement six « maisons » que la Croix-Rouge américaine a réussi à construire dans ce pays avec les 488 millions de dollars récoltés.
D’après Langouët et Groux, la résilience de ses populations pauvres devrait être mise au service du développement d’Haïti : « Haïti, malgré une misère insoutenable et des inégalités accablantes, conserve une satisfaction de vivre un peu supérieure aux attentes ; et c’est bien la preuve qu’il serait capable de se reconstruire, si une aide internationale décente lui était octroyée ». L’aveuglement psychique des gouvernements haïtiens qui se sont succédé, la culture, la banalisation et le génie de la corruption sont les principaux obstacles au développement socio-économique d’Haïti. Ces gouvernements n’ont pas été mus par le génie de la solidarité humaniste et du bien public.
Les mesures de réduction des inégalités à l’intérieur des États et entre les États ne doivent pas être fondées sur une politique d’occidentalisation ou d’américanisation excessive du monde. Les pays développés (63 en 2013) représentent 20 % de la population mondiale, produisent et consomment 85 % des produits chimiques synthétiques, 80% de l’énergie non renouvelable, 40 % de l’eau douce et émettent dix fois plus de gaz à effet de serre par habitant que les pays en voie de développement (Reeves, 2003). Si les États occidentaux n’infléchissent pas leurs habitudes de consommation lato sensu, ils ne pourront pas s’engager réellement dans la réduction des inégalités chez eux ni dans les autres parties du monde. Ils doivent développer une nouvelle politique d’éducation à la consommation, laquelle devrait consister à apprendre aux enfants à se contenter de peu dès leur plus jeune âge (Cette suggestion est aussi valable pour certains États asiatiques comme la Chine et la Corée du Sud). 20 % de l’humanité consomme 80 % des richesses naturelles de la planète (Les Amis de la terre, 2011). « Pour généraliser le niveau de vie de l’hémisphère Nord, il nous faudrait trois planètes et nous n’en avons qu’une » (Jean Baptiste de Foucauld, 1943). « Si tout le monde consommait comme un Américain, il faudrait disposer de 5 planètes, et de 2,5 planètes, si tout le monde consommait comme un Européen » (Fonds mondial pour la nature). Les macro-consommateurs contribuent de manière consciente ou inconsciente à la vulnérabilité des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Il ne suffit pas d’avancer que le mode de vie occidental n’est pas généralisable. Aussi faudrait-il changer de paradigme socio-économique en Occident et dans le reste du monde en rompant avec la conception matérialiste surplombante de la richesse et de la pauvreté. La conception orthodoxe contagionniste de la richesse et de la pauvreté engendre chez la plupart de nos contemporains des sentiments d’insatisfaction, d’angoisse et de haine (de soi, de l’autre). Même les personnes extrêmement riches peuvent être insatisfaites et avoir peur de (re)devenir pauvres. Le sentiment de peur que la pauvreté (la peur fantasmatique de sombrer dans les privations matérielles) suscite chez tous constitue un obstacle à la solidarité humaniste entre les riches et les pauvres1. Les aides de subsistance (versus aides promotionnelles) ne pourront pas réduire le fossé entre les États riches et les États pauvres (« Concernant les différences entre États, le revenu brut par habitant (RNB/h) est un très bon indicateur, qui situe la position moyenne des revenus de leurs habitants : par exemple et pour situer les extrêmes, en 2013, le Qatar disposait, en moyenne, de revenus voisins de 119 000$ tandis qu’en République démocratique du Congo, ce revenu ne s’élevait qu’à 444$ par habitant, soit 268 fois moins »). Les richesses matérielles nourrissent une illusion d’invulnérabilité ontologique ou de toute-puissance, qui représente un obstacle majeur au développement d’une véritable justice (re)distributive. Mais il faut noter que la pauvreté matérielle choisie est une force de progrès moral pour beaucoup de personnes.
1 Cf. Richesse et pauvreté. Dialogue entre un Caribéen et une Européenne, Obrillant Damus, Lucie Hubert, Les Impliqués, 2014.
Pour lutter efficacement contre les inégalités intra et inter-étatiques, nous devons commencer par cesser de les produire. Gabriel Langouët et Dominique Groux souhaitent vivement que la dette des pays pauvres soit annulée. La dette affaiblit sérieusement l’économie des pays pauvres, car une partie importante de leurs revenus nationaux est versée sous forme d’intérêts aux États riches. L’ouvrage de nos deux collègues doit être considéré comme une contribution à l’éducation à la paix dans la mesure où il invite les États à distribuer et à redistribuer les richesses afin de combattre les inégalités entre les humains (la distribution et la redistribution des richesses font partie des objectifs de l’éducation à la paix). Il faut rappeler ici que les méthodes de recrutement des djihadistes exploitent la frustration, la colère et le désespoir des victimes d’inégalités criantes. La répartition équitable des richesses du monde contribuera non seulement à la diminution des inégalités, mais encore à la prévention du terrorisme (« l’hydre de Lerne, dont les têtes repoussent dès qu’on les a coupées »), de l’insécurité nationale (terrorisme intérieur) et internationale. Elle conditionnera, dans une large mesure, la paix nationale et internationale.
Les États riches égalitaires et inégalitaires pourraient-ils inciter leurs populations à vivre par soustraction afin de réduire les écarts qui existent entre eux et les États pauvres ? S’ils se laissent animer par les sentiments d’un destin commun, de fraternité universelle, s’ils remettent en question leurs intérêts personnels, ainsi que des valeurs comme la rentabilité et la productivité aveugles, alors ils pourront contribuer à l’affaiblissement des inégalités de toutes espèces tant à l’échelle nationale que mondiale. Comme le souhaitent Langouët et Groux, le capitalisme cruel doit céder sa place au capitalisme solidaire (« la seule façon de créer de la prospérité partagée et durable »); l’esprit de compétition entre les États doit être contenu ou remplacé par l’esprit d’émulation.
À l’ère damocléenne (terme utilisé par Edgar Morin pour qualifier le 21ème siècle), où le terrorisme et la perspective d’une guerre nucléaire mondiale sont comme une épée de Damoclès qui plane sur la tête de l’Humanité, l’ouvrage « Réveillons-nous ! Pour un monde plus juste » constitue une contribution majeure à l’éducation à l’altérité et à la citoyenneté mondiale puisqu’il nous incite à combattre nos pratiques égoïstes et à réduire la distance entre eux et nous (à privilégier l’unité et la solidarité humaines), en harmonisant nos intérêts avec ceux des autres, en accordant plus de sens au vivre ensemble et au vivre relié (universalisme relationnel) au détriment du vivre pour soi.
Obrillant Damus, Port-au-Prince, le 7 mars 2018.