— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
Est-il juste et équitable de faire le plaidoyer pour le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien ? Est-il cohérent de plaider à la fois pour le droit à la langue maternelle créole dans notre système éducatif et pour l’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, de nos deux langues officielles, le créole et le français ?
Le débat d’idées sur la brûlante question de l’introduction du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée ne date pas d’hier. En réalité il remonte aux années 1970-1980 avec la réforme Bernard de 1979 qui, pour la première fois dans l’histoire du pays, fixait les termes de l’introduction du créole, dans l’École haïtienne, comme langue d’enseignement et langue enseignée. La réforme Bernard n’a pas été menée à son terme et la plupart des observateurs ont noté qu’elle a été conduite avec des lacunes au plan didactique et qu’elle fut torpillée par les barons de la dictature duvaliériste.
Pour mieux situer le débat d’idées et se prémunir des ornières idéologiques, il importe de bien comprendre en quoi consiste le droit à la langue maternelle.
Le droit à la langue maternelle fait partie du grand ensemble des « droits linguistiques ». Dans son acception première il désigne le droit à l’usage privé et public de la langue maternelle, le droit que tous les locuteurs ont d’utiliser leur langue native dans tous les contextes de vie, y compris dans le champ éducatif. Il désigne et consacre également, dans le cas d’Haïti, la reconnaissance et la primauté de la langue maternelle créole au titre d’un droit humain fondamental pour tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti.
Le droit à la langue maternelle est donc un droit linguistique premier : il fait partie des « droits linguistiques » reconnus à une communauté de sujets parlants et il appartient au grand ensemble des droits humains fondamentaux (voir à ce sujet notre conférence intitulée « Le droit à la langue maternelle créole dans la Francocréolophonie haïtienne » : journée d’études sur le bilinguisme créole français organisée par le Collectif Haïti de France, Paris, 16 février 2019). Le droit à la langue maternelle est explicitement consigné dans la « Déclaration universelle des droits linguistiques » votée à Barcelone en 1996.
Le droit à la langue maternelle fait obligation à l’État haïtien de légiférer en matière d’aménagement du créole dans l’espace public comme dans le champ éducatif. Seules des garanties légales et institutionnelles, instituées au préalable dans le cadre d’une loi contraignante d’aménagement linguistique, peuvent rassembler les unilingues créolophones autour de la restitution de leur droit à la langue maternelle reconnue et promue dans l’espace public comme dans le champ éducatif. Le droit à la langue maternelle créole ne s’oppose pas au français, l’une des deux langues du patrimoine linguistique d’Haïti.
Le plaidoyer pour le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien s’arrime donc, en jurilinguistique, à la nécessité pour l’État de reconnaître le bien-fondé d’un droit et des obligations qui en découlent. En ce qui concerne Haïti, la notion de « droits linguistiques » est récente dans la réflexion ciblant la problématique linguistique nationale : elle a débuté suite à la publication en 2011 de notre livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al, Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti). Le plaidoyer pour le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien prend rigoureusement en compte la réalité de la configuration démolinguistique du pays. Il faut en effet rappeler que dès le milieu des années 1960 la demande de scolarisation provenait d’une clientèle scolaire constituée majoritairement d’unilingues créolophones aux prises avec l’apprentissage concomitant de la langue française et des matières scolaires (là-dessus voir notre conférence intitulée « L’école en créole, en français, dans les deux langues ? État de la question et perspectives », Montréal, juin 2012). Il était donc pleinement justifié que la réforme Bernard de 1979 fixe l’objectif de l’introduction du créole, dans l’École haïtienne, comme langue d’enseignement et langue enseignée. Cela est d’ailleurs conforme aux préconisations de l’Unesco : « Le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève » soutenaient les experts de l’UNESCO dès les années 1950 (voir l’article « La langue maternelle à l’école, c’est crucial », bulletin en ligne de l’Unesco consulté le 22 août 2019).
Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien se heurte pourtant aujourd’hui à deux obstacles de taille : le relatif désintérêt de la société civile pour la question linguistique et le lourd déficit de vision et de leadership de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique.
Le relatif désintérêt de la société civile pour la question linguistique se donne à voir dans la très faible mobilisation qu’elle suscite dans le corps social haïtien. Hormis les rituels annuels confidentiels et parfois folkloriques de certaines organisations de la société civile, la question linguistique ne fédère pas malgré un certain discours nationaliste dominant et elle est reléguée à l’arrière-plan des préoccupations du corps social haïtien. Il est vrai que celui-ci est préoccupé par toutes sortes d’urgences vitales (survie économique, accès aux soins de santé, chômage endémique, etc.) et qu’il réagit le plus souvent aux aléas de la conjoncture (puissance de feu des gangs de rue, insécurité, mobilisation contre Jovenel Moïse, demande de procès dans l’affaire Petro Caribe, etc.). En dépit des conquêtes réelles du créole dans l’espace public, notamment dans la presse parlée où il est largement utilisé, le créole est encore l’objet de nombre de préjugés dans le corps social haïtien. Un nombre indéterminé de personnes voit toujours dans le créole un « patois » réducteur et limité ; certains soutiennent qu’il n’est pas une langue possédant une grammaire ou qu’il ne doit pas être introduit dans l’enseignement en Haïti car il ne serait pas outillé pour l’apprentissage des sciences et des techniques. D’autres estiment que l’introduction du créole comme langue d’enseignement et langue enseignée reviendrait à enfermer l’écolier haïtien dans une langue, le créole, qui ne favorise pas l’ouverture sur le monde. De manière liée, de nombreuses personnes pensent que seul le français peut donner aux écoliers haïtiens la clé d’accès aux savoirs et au monde extérieur : la survalorisation du français est ainsi vue comme un vecteur d’ascension sociale et sa maîtrise a valeur d’objectif à atteindre dans le système éducatif. Pour un grand nombre d’Haïtiens le créole demeure un marqueur d’identité, mais il est paradoxalement mis en quarantaine dès qu’il est question de l’utiliser dans le système éducatif national. Le relatif désintérêt de la société civile pour la question linguistique se nourrit donc d’un ensemble de préjugés de dénigrement du créole porté tant par des bilingues créole-français que par des unilingues créolophones –ce qui contribue à la minorisation institutionnelle du créole. Il y a lieu ici de rappeler qu’un nombre indéterminé de parents d’écoliers unilingues créolophones se sont opposés à la réforme Bernard de 1979 perçue comme étant la « réforme de Jean-Claude Duvalier » destinée à « enfermer » les écoliers dans une langue, le créole, au détriment de l’accès au français « réservé » aux enfants de la « bourgeoisie ».
Le lourd déficit de vision et de leadership de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique est un obstacle majeur quant à l’effectivité du droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien. Depuis l’adoption par référendum de la Constitution de 1987 qui, en son article 5, consigne que le créole et le français sont les deux langues officielles du pays, l’État n’a pas manifesté de véritable leadership quant à la question des langues au pays. Ainsi, depuis l’adoption de la Constitution de 1987, il n’existe aucune loi ou décret établissant la vision de l’État haïtien en matière d’aménagement de nos deux langues officielles (voir à ce sujet notre article « Les grands défis de l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique », Potomitan, 2 mai 2019). La seule fois où l’État est récemment intervenu de manière institutionnelle dans la vie des langues en Haïti a été la création en 1994 de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation, petite structure qui peine encore à exister et à atteindre ses objectifs. De manière générale, les décideurs politiques et autres gestionnaires de l’État, majoritairement nés créolophones, sont peu intéressés par la question linguistique au pays car elle n’est pas « rentable » électoralement et au plan politique. Ces décideurs politiques, majoritairement nés créolophones mais scolarisés en français, ne font pas montre d’une quelconque motivation linguistique qui aurait pu les mobiliser dans le champ linguistique. Comme l’observe bien un éducateur haïtien, « la question linguistique est le cadet des soucis des décideurs politiques ».
C’est dans le domaine éducatif que se manifeste le plus le lourd déficit de vision et de leadership de l’État haïtien quant à la question linguistique en Haïti. En effet, le champ éducatif est celui où se joue l’apprentissage des savoirs et connaissances et celui des langues de transmission de ces savoirs. Il est attesté, à ce sujet, que l’État ne dispose pas jusqu’ici d’une véritable politique linguistique éducative nationale ciblant l’aménagement de nos deux langues officielles. Aujourd’hui, en Haïti, malgré les quatre réformes successives du système éducatif —à savoir la Réforme Bernard de 1979; le PNEF (Plan national d’éducation et de formation) de 1997-1998; la Stratégie nationale d’action pour l’éducation pour tous de 2007; le Plan opérationnel 2010-2015–, l’enseignement du créole et en créole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage de « méthodes » diverses et en dehors d’outils didactiques normalisés. La plus récente tentative d’aborder la question linguistique est contenue dans le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » du ministère de l’Éducation nationale (voir, à ce sujet, notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). À la lecture du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 », on constate que les « Orientations stratégiques » du ministère de l’Éducation nationale ne formulent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif haïtien. Dans ce document, la question linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier ; l’objectif de l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminé dans les considérations générales du document. Au plan linguistique, voici ce que consigne très chichement, il faut le préciser, les « Orientations stratégiques » du « Plan décennal…» : « En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment « Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien » (« Plan décennal…» p. 28).
Il y a lieu de souligner très fortement que le « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » ne consigne pas de vision articulée de l’aménagement linguistique en salle de classe ni de politique linguistique éducative ciblant l’effectivité du droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien. De manière timide et diffuse, ce « Plan… » consigne ainsi que « Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1èreannée fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental » (« Plan décennal…» p. 26).
Là où le principe évoqué est relativement faible, c’est à constater que les rédacteurs du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018–2028 » n’ont pas su clairement formuler les bases théoriques et programmatiques d’une véritable politique linguistique éducative nationale. En cela ils sont en phase avec le déficit de leadership de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Quels sont du reste les mécanismes d’application et de vérification de l’obligation de l’utilisation du créole « (…) à tous les niveaux du système éducatif haïtien » ? En quoi cette présumée contrainte définit-elle une politique linguistique éducative ? Comment le ministère de l’Éducation compte-t-il mettre en œuvre cette orientation linguistique alors même que le système éducatif national n’est contrôlé qu’à hauteur de 20 % par l’État, face au secteur privé national et international qui finance et administre 80 % de l’offre scolaire ?
Pour être viable et crédible, le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien doit être inscrit de manière explicite dans un futur énoncé de politique linguistique éducative nationale. Celle-ci devra articuler les modalités de l’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, de nos deux langues officielles, le créole et le français (voir, à ce sujet, notre article « La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national » (Le National, 20 septembre 2018).
La généralisation de l’emploi obligatoire du créole dans le système éducatif national –issue d’un énoncé de politique linguistique éducative basée sur les droits linguistiques–, doit être rigoureusement pensée en amont, planifiée et mise en œuvre avec à la clé une solide infrastructure didactique. Car en définitive, en Haïti, « Il faut une gouvernance linguistique forte et inventive, comportant l’exigence de la mise en oeuvre effective et mesurable des droits linguistiques de tous les citoyens. » (Michaëlle Jean : table-ronde « Les langues créoles pour dire le monde d’aujourd’hui », Paris, 7 novembre 2018)
Montréal, le 25 août 2019