Retour à Reims
D’après l’essai de Didier Eribon
Adaptation et mis en scène par Laurent Hatat,
Avec Sylvie Debrun et Antoine Mathieu
Festival d’Avignon, La Manufacture, du 5 au 27 juillet, reprise en février 2015 à la Maison des Métallos
Envisagé du point de vue générique, Retour à Reims est un texte complexe. Il relève fondamentalement du récit autobiographique de Didier Eribon, mais c’est tout aussi bien une peinture sociale de la classe ouvrière et un essai sur le thème de l’appartenance de classe, le poids du déterminisme social, et l’homophobie⋅ On y trouve encore une étude des plus pertinentes sur la situation politique de notre pays et une analyse sociologique pointue et créative de la société française contemporaine⋅ Tout cela paraît difficilement conciliable⋅ C’est pourtant le tour de force que réussit de façon éclatante Didier Eribon, la justesse, la lucidité de l’analyse ne le cédant en rien à la force de l’émotion⋅ Rares sont les ouvrages qui réussissent cet équilibre entre l’émotion du vécu et la lucidité implacable de l’analyse⋅ D’emblée, le lecteur et ici le spectateur sont convaincus et emportés à la fois par la sincérité de ce dire dépourvu de toute complaisance et par son indéniable tendresse pour le milieu qu’il décrit. Tout se passe comme si la vigueur de conception d’un Bourdieu se conjuguait avec le filiale compassion d’une Annie Ernaux. Au centre du texte, vecteur essentiel du sens est le récit :
Après la mort du père, ouvrier de son état et tyran familial dans sa vie privée, Didier revient à Reims et y retrouve sa mère, ayant perdu de vue toute sa fratrie. Très jeune il a rompu avec sa famille et même son milieu. Retour du fils prodigue donc !
Un dialogue tendu, difficile se noue alors entre mère et fils, et c’est bien cette trame de récit/dialogue qui a légitimé et orienté l’adaptation théâtrale.
En toile de fond, ce dialogue balbutiant, interrompu par des silences, repris par à coups, cousu de malentendus, et qui pourtant manifeste la chair de ce lien complice entre mère et fils. Au premier plan, le monologue, ou plutôt l’adresse à témoin (incarné ici par les spectateurs), le plan de la réflexion sociologique, avec sa mise à distance, permettant un début de généralisation, voire de théorisation. Deux plans se matérialisent ainsi sur le plateau, sans que jamais le procédé ne tourne à l’artifice, sans que jamais l’analyse sociologique soit pesante. Elle reste au contraire toute vibrante de la réalité vécue et jette sur elle un éclairage convaincant. Le discours le plus émouvant n’est pas celui qu’on croît ! Il y a des analyses qui vous mettent au bord des larmes, alors même que le dialogue conduisait à une aporie. Il y a là une allégresse de l’intelligence, qui vient du cœur sans renoncer à sa pertinence ni à la puissance de sa généralisation.
Et un des mérites les plus éclatants de Didier Eribon est de réintroduire dans sa vision la division de classe et son conflit fondamental, de dénoncer toutes les mystifications contemporaines qui visent à nier la classe ouvrière dans son existence même. Tout à la fois cri de révolte et manifestation d’insurrection de classe, son propos, clair et indiscutable dans sa véhémence, met fin à l’imposture foncière du néo-libéralisme qui voudrait nous faire croire que le seul mode d’existence légitime est individuel. Brillante est sa démonstration, totalement convaincante parce que fondée sur un vécu authentique.
A la source de cette réflexion se trouve le récit, pris dans les mailles du souvenir, chargé de toute l’émotion du vécu partagé, du poids des incompréhensions, des hostilités, mais aussi d’une souterraine tendresse.
Et si le fils, qui possède la force du verbe, peut traduire avec autant de vérité la souffrance de chacun des membres de la famille, c’est pour en avoir d’abord pâti le premier. L’adolescent, découvrant son homosexualité, se découvre étranger à sa famille, sa morale, sa culture. Et cette découverte est un déchirement. Il aura à en subir la honte, la culpabilité. Très vite il est mis à l’index par les siens, comme par toute cette vielle de Reims, qui lui est à peu près ce que Salzbourg est à Thomas Bernhard.
C’est donc, à travers son destin, toute une humanité humiliée qui s’exprime ici. Classe ouvrière et communauté homosexuelle se trouvent alliées parce que victimes non seulement de la domination haineuse, mais de la négation même de leur existence. L’insurrection devient dans ce cas une pure question de survie ; il n’y a pas d’autre choix, en vérité. Le fils maudit porte donc dans sa chair les stigmates de cette double malédiction, dont seule sa parole, dans toute sa véhémence peut le délivrer.
Jamais un texte n’aura paru aussi nécessaire voire urgent. Jamais représentation théâtrale n’aura touché au plus juste, rencontrant le mal-être que vivent tous les dominés de notre société, et ils sont légion, les intermittents d’aujourd’hui n’étant que la partie émergée de l’iceberg. Il fallait donc au moins cette parole, aussi juste que vraie, pour toucher et réveiller le public, que d’autres sirènes tentent d’endormir.
Au passage, cette petite troupe, rencontrant un succès incroyable, fait la brillante démonstration que faire acte de théâtre est un devoir civique, que cela peut se faire avec très peu de moyens. La mise en scène, dans sa sobriété est d’une efficacité absolue, se suffisant de jeux de lumière, d’un plateau pauvre et de rares objets, leur poids symbolique étant en raison inverse de leur quantité. L’essentiel de l’émotion est portée par deux acteurs stupéfiants : Antoine Mathieu, le fils, lui-même ému jusqu’aux larmes dans l’évocation de la misère morale et culturelle de son milieu ouvrier, et Sylvie Debrun, petite femme étonnante de force intériorisée au regard perçant, qui joue un personnage de femme digne et fière mais incapable de renoncer à ses propos racistes, butée dans sa manière défensive. Une joute verbale douloureuse et vitale les oppose, cependant que les souvenirs communs, la tendresse partagée et la compassion réciproque les rapproche.
Les personnage de la mère est particulièrement complexe et subtil : on la sent profondément partagée entre les aspirations culturelles auxquelles elle a dû renoncer et l’orgueil de classe qui lui interdit de renier la culture des siens, jusque dans ses sentiments homophobes et xénophobes.
Quelques passages humoristiques, quelques piques bien senties et une satire féroce de la bien pensance bourgeoise relèvent le tout ; le regard distancié sur l’adolescence trotskiste du fils est amusant . Il apporte une respiration heureuse à ce texte dense et poignant.
Sans doute une des meilleures propositions du off 2014 ; splendide démonstration que l’on peut faire œuvre de théâtre avec économie, en vertu de la force du texte , et de la justesse de la mise en scène et de la direction d’acteurs.
Michèle Bigot