Une des jeunes artistes lauréates de la bourse CATAPULT – SHAR.
— Par Matilde dos Santos, historienne, critique d’art et curateur indépendant —
Consciente de l’impact de la COVID-19 sur le secteur des arts, l’Open Society Fondation a octroyé un fonds de 320 000 USD à l’American Friends of Jamaica, en collaboration avec Kingston Creative et The Fresh Milk Art Plateform, afin d’apporter un soutien aux artistes, créatifs et praticiens culturels de la région des Caraïbes. Ces fonds constituent le programme CATAPULT qui, à travers six différentes initiatives, fournit directement, pendant cinq mois, un soutien financier à plus de 1000 artistes caribéens travaillant sur les thèmes de la culture, des droits de l’homme, du genre, des LGBTQIA + et de la justice climatique.
Une de ces initiatives est la Résidence d’artiste à la maison (Stay at Home Art Residency – SHAR). Ce sont vingt-quatre artistes lauréats, sur treize territoires distincts, touchant les quatre aires linguistiques de la région (Anglais, Espagnol, Français et Néerlandais). J’ai eu l’honneur de faire partie des curateurs-visitants pour six des artistes en résidence.
Ma première visite virtuelle était dans l’atelier de l’artiste Natusha Croes.
Née en 1991 à Oranjestad, Aruba, Natusha Croes a étudié les arts plastiques encore adolescente à l’Atelier 89 à Aruba. Ensuite elle a continué ses études en Arts audio-visuels à l’Académie Gerrit Rietveld, à Amsterdan et a obtenu un Master of Arts en Performance Art, au Goldsmith College de Londres. Elle a participé à des résidences en Aruba (2015, Caribbean Linked III) et à Berlin (SomoS’,2017).
Son travail actuel dérive de TACTUS, une création où elle explorait les possibilités sonores de la rencontre entre son corps et des formes de cactus qu’on trouve dans certains environnements d’Aruba. Les épines activaient des sons, créant des rythmes sur lesquels l’artiste chantait et jouait. La performance a été enregistré dans une courte vidéo. C’est cette attention particulière portée à la nature d’un lieu spécifique, celui où elle a grandi, qui anime ses recherches actuelles.
Natusha Croes – capture écran vidéo TACTUS, dirigé par l’artiste, novembre 2017
Ses grands-parents maternels ont quitté l’ile de Madère pour le Venezuela, et le Venezuela pour Aruba. Natusha nait à Aruba de père néerlandais. Élevée par sa mère et sa famille maternelle, dans une ambiance luso-hispanique, elle découvre à l’école la langue et la culture néerlandaise. Après le collège, elle part à Amsterdam pour étudier ; revient, repart, fait des résidences ; après sept années vivant à l’extérieur, elle revient au pays guidée par le besoin de renouer avec l’espace.
Singulièrement, la mixité culturelle se traduit pour elle par l’espace physique, lui-même hybride entre terre et mer, avec des formations rocheuses formant des strates qu’il va falloir essayer de ressentir-comprendre. Natusha traque dans le contact avec l’environnement, la mémoire des pierres, des coquillages, des feuilles, de l’eau ; une mémoire enfouie dans la terre, et qui se compte en millions d’années.
Partant de l’idée du toucher qui était déjà présente dans TACTUS , Natusha crée CARICIA, un projet pour caresser la terre, pour en prendre soin, pour honorer comme elle dit. Le mot est beau et exact. Et cohérent avec des cultures ancestrales hors de tout cadre colonial.
La situation à Aruba avant la pandémie était déjà précaire, la sienne en tant qu’artiste l’était encore plus, mais des bourses telles que celle de la Fondation FARPA ou d’UNOCA lui ont permis de commencer son projet : avoir un atelier, une équipe et du matériel de filmage.
La COVID aura mis un frein au projet. En confinement elle ne pouvait plus maintenir l’équipe de tournage et il n’était plus possible d’arpenter l’ile en quête de ces endroits isolés où la connexion avec la terre lui semblait plus forte ; Disposer d’un atelier lui a permis en revanche de ramasser du matériau et le ramener chez elle : feuilles, fongus, terre, coquillages, roches, un peu de tout, comme pour ramener le littoral à la maison. C’est à cette période qu’elle reçoit le soutien de la bourse Catapult. A l’atelier, Natusha commence à développer des actions « one to one » qu’elle considère plus comme des échanges-soins que comme que des performances.
Natusha Croes, capture d’écran, vidéo Process CARICIA, Octobre 2020
La simplicité de ses gestes artistiques et de ses artefacts renvoie à Lygia Clarck (Belo Horizonte, 1920 – Rio de Janeiro, 1988), précisément à la petite pierre que Lygia avait trouvé un jour sur son chemin en plein Paris et dont elle parle à Helio Oiticica (Rio de Janeiro, 1937-1980) avec excitation (Lygia Clark e Helio Oiticica, cartas 1964-1974). Petite pierre qu’une fois équilibrée sur un sachet gonflé d’air devient l’œuvre Pedra e ar (1966) et permet de ressentir la relation entre poids et mouvement. C’était le début d’un chemin qui a amené Lygia à l’art thérapie. C’est surement un chemin possible pour Natusha puisqu’elle considère le bien-être comme partie intrinsèque de sa pratique et fait de ses gestes artistiques des actes de soin.
Lorsque Natusha dispose des feuilles et des roches sur le sol de son atelier je pense à Favor quitarse los zapatos (1970), installation de Margarita Azurdia (Antigua,1931- Guatemala City 1988.)., où le public devait traverser pieds nus une salle remplie de petits monticules irréguliers de sable mouillé. Tout comme Natusha, Margarita mêlait dans ses œuvres, poésie, performance et sculpture, sur fond de mythes religieux hybrides, et parfois fictionnels, comme dans Homenage à Guatemala (1971-1974). L’idée d’hommage n’est pas indifférente non plus à la révérence avec laquelle Natusha aborde l’espace.
Un « état de révérence » comme elle dit qui la rapproche aussi d’Ana Mendieta (La Havane, 1948- New York, 1985). Ana est, bien entendu, la référence la plus évidente dans les performances de Natusha, surtout la série Siluetas : même besoin de renouer avec la terre, sa terre. Même quête de connexion. La vidéo de Natusha immergée dans l’eau, est à rapprocher évidement du petit film super 8 d’Ana Mendieta, Creek filmé en 1974, mais aussi des performances Still dance d’Anna Halprin (Winnetka, 1920) en pleine nature.
Natusha Croes, capture d’écran vidéo CARICIA research video,
La période d’études en Europe a été vécue par l’artiste comme une rupture. C’est un peu l’histoire de tous les jeunes caribéens. A un moment donné il faut partir ; une fois là-bas, pourquoi revenir ? Celui qui revient veut rendre l’amour reçu, comprendre la réjection aussi. Natusha s’étonne : « je voulais tellement revenir, et maintenant je dois me battre pour rester. »
Parce qu’elle se veut en intime communion avec son île, Natusha nage à contre-courant, jusqu’à s’enfoncer dans le sol, comblant tout en douceur l’écart entre elle et son île.
Photo 4, 5 et 6 – Natusha Croes dans l’atelier, actions Caricia, novembre 2020 – photo Rob Vermeer
Natusha Croes dans l’atelier, actions Caricia, novembre 2020 – photo Rob Vermeer
Natusha Croes dans l’atelier, actions Caricia, novembre 2020 – photo Rob Vermeer
Pendant qu’elle dessine, installe, performe, danse, ressent, écrit une histoire, elle affirme une pratique aux antipodes du spectaculaire et c’est cela qui m’attire dans ses travaux. Natusha chantonne en espagnol et en anglais, caresse la terre en toutes ses langues. Et c’est d’amour qu’elle parle quand elle raconte le retour au pays natal : « j’étais tout partout comme un amoureux fou ». Pour l’instant elle caresse des roches. Je me dis qu’elle touche du bout du doigt le fond des âges.
Ana Mendieta aussi faisait l’amour à sa terre. Elle aussi est partie de points précis, endroits qu’elle croyait chargés de pouvoir, pour finir par comprendre que la connexion à l’univers est possible partout, car justement l’univers est un seul. Pour parler de son travail Natusha utilise l’expression « Créer en état de révérence ». C’est joliment et très exactement dit. Et c’est aussi une position radicalement décoloniale.
Matilde dos Santos, historienne, critique d’art et curateur indépendant
Remerciements aux partenaires du programme : The American Friends of Jamaica, Inc., Kingston Creative, et Fresh Milk.
Les artistes en résidence à la maison, décrivent leurs pratiques dans un blog, que vous pouvez consulter sur la plateforme Fresh Milk :
Lygia CLARK et Helio OITICICA, organisé par Luciano FIGUEIREDO, Cartas 1964-74 editora UFRJ, Rio de Janeiro, 1996.
Cecilia Fajardo-Hill e Andrea Giunta, Mulheres radicais: arte latino-americana, 1960-1985, Pinacoteca de Sao Paulo, Sao Paulo , 2018. (voir Azurdia p.60)
Ana Mendieta. Le temps et l’histoire me recouvrent, catalogue d’exposition, Jeu de Paume, Paris, 2018
Anna Halprin Still Dance (1998–2002) – Anna a été photographiée par Eeo Stubblefield lorsqu’elle performait la partition de Subblefield, Still dance. Ces actions et d’autres performances dans la nature ont été documentés par Andy Abrahams Wilson dans le film Returning home