Résidence d’artistes à la maison – visite de l’atelier de Reginald Sénatus (Haïti)

—- Par Mathilde dos Santos, Historienne, critique d’art et curateur indépendant

Au mois d’aout dernier, Fresh Milk, Kingston Creative and The American Friends of Jamaica, ont conçu et mis en place le programme CATAPULT| A Caribbean Art Grant ; un ensemble de six initiatives qui ont pour but de soutenir des créatifs de la Caraïbe face à la pandémie. J’ai eu le bonheur d’être invitée par Fresh Milk pour visiter des ateliers dans le cadre de la « Résidence d’Artistes à la Maison ». Parmi les 24 candidats sélectionnés par le jury CATAPULT, j’ai pu rencontrer virtuellement 6 jeunes et talentueux artistes d’Aruba, Barbade, Haïti, Jamaïque et Martinique. J’ai tenu à partager avec vous ces moments de découverte. Voici donc le deuxième épisode de la série Résidence d’artistes à la maison.

Reginald Sénatus est né à Port au Prince en 1994, où il vit et travaille. Ayant grandi au contact des ateliers de la Grande rue, et impulsé par des artistes comme Celeur et Casseus, il participe dès 2010 au collectif Atis Rezistans, formé généralement par des sculpteurs travaillant avec des matériaux de récupération. En 2017 il est membre fondateur de Nou pran lari a, mouvement artistique et social, qui investit l’espace urbain pour montrer des artistes, hors des circuits classiques. La fréquentation de la Grande rue l’a exposé à des pratiques où la frontière entre artisanat et art est très fluide, voire inexistante, comme cela devient de plus en plus courant dans le monde de l’art contemporain. Autodidacte au départ, il se forme au Centre d’art en participant à des ateliers gravure, sculpture, peinture, céramique… auprès d’artistes comme Pasko, Mario Benjamin. Sébastien Jean, Patrick Villaire, Simil, Tessa Mars, Mafalda Mondestin et Pascal Faublas, entre autres. Il a eu également l’opportunité de travailler en collaboration avec d’autres artistes comme Gina Cunningham en 2017 et Ernest Pignon Ernest 2019. Très actif, il a participé à diverses manifestations artistiques dont plusieurs éditions de la Ghetto Biennale de Port-au-Prince, ayant reçu le 3ème prix en 2015 et le 1er prix en 2017 et 2019. En janvier 2020, une sorte de consécration nationale, il expose au le Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH).

Réginald Sénatus, Nou pran lari a

Réginald a fait des études de droit et c’est peut-être pour cela qu’on retrouve dans son travail une préoccupation constante des questions sociétales, l’injustice sociale et environnementale. Il travaille autour du pays et de sa capitale, portant un regard à la fois sans complaisance et bienveillant sur les plaies de la ville, trahissant une attention particulière à la fois aux exclusions et à l’affirmation de la vie.

Techniquement ses œuvres des Ghetto biennales de 2017 et 2019 et Mansuétude, qu’il a produite en résidence SHAR-CATAPULT cette année, appartiennent à une même série. Elles sont toutes les trois composées de contreplaqués bruts et lisses, formant une surface sur laquelle l’artiste assemble des morceaux de bois carrés ou rectangulaires, chacun servant de support à une plaque en caoutchouc gravée, éventuellement peinte, et encrée. Jusqu’à 2017 Reginald utilisait du caoutchouc de pneus recyclés, qu’il découpait en plaques ; depuis 2018 il se sert de plaques de caoutchouc utilisées d’ordinaire en Haïti pour fabriquer des semelles de chaussures. Il les travaille comme on fait sur un support à graver type linoleum. Il dessine sur la plaque puis creuse les motifs. Ensuite il encre les creux à la peinture acrylique pour voiture. L’œuvre de 2017 a été peinte en blanc, en évitant soigneusement les creux, qui sont restés naturellement noirs. D’autres œuvres, une fois prêtes, sont frottées avec un tissu imbibé de dissolvant afin d’obtenir un fini luisant. Les plaques ne sont pas une étape d’un travail de gravure, mais le support d’une peinture à l’acrylique et à la découpe. Pour creuser ses formes il a très longtemps utilisé une lame de rasoir ; depuis 2018 il utilise des gouges. Une fois la plaque gravée et peinte, il peut y ajouter des miroirs, des bouteilles en plastiques, toute sorte d’objets. On est donc dans la récupération, la réutilisation et l’upcycling. Une pratique de peinture très contemporaine dans l’utilisation de supports et matériaux non-traditionnels. Mais aussi une pratique qui garde une grande intimité avec l’art populaire et l’art brut. Et si on veut se référer à des mouvements avec pignon sur rue dans l’histoire de l’art, on peut penser au nouveau réalisme ou à l’Arte povera, par l’usage qu’il fait de matériaux pauvres et d’objets récupéré.

Réginald Sénatus, Nan Benyen Potoprens Pa gen kache lonbrik, 2017

Réginald Sénatus – Nan Benyen Potoprens Pa gen kache lonbrik, 2017

En 2017, il consacre six mois à la réalisation de Nan Benyen Potoprens Pa gen kache lonbrik, littéralement, « quand Port-au-Prince se baigne, elle ne cache pas son nombril », qui dévoile la ville « sans mentir et sans réserve » selon ses mots. L’installation est une cartographie imaginée de la ville, dessinée à l’aide de petites briquettes en bois, surmontées chacune d’une plaque en caoutchouc gravée et peinte, souvent avec des symboles religieux, qui traduisent pour l’artiste des aspects historiques et contemporains de la ville. L’installation était interactive en quelque sorte, puisque le public était invité à investir un des pans latéraux de l’œuvre pour y inscrire ses pensées, sur la ville, ses problématiques, ses espérances, … Une œuvre que je devine par morceaux dans le clair-obscur de l’atelier et qui me semble magnifique sur toutes les photos.

 

Réginald Sénatus Murs et portes de Vertières ,2019

En 2019, en travaillant sur le thème de la Ghetto biennale « La Révolution haïtienne et au-delà. » Reginald a choisi de parler de la bataille de Vertières, la dernière bataille contre l’esclavage et la colonisation en Haïti. L’œuvre Murs et portes de Vertières est accompagnée d’un texte, où l’artiste dévoile son intention. A Vertières, dit-il, deux hommes nés esclaves, Jean Jacques Dessalines et de Capois-la-Mort, ont défié l’ordre mondial. Et leur victoire a permis la création de la première république noire au monde. Si Réginald s’est intéressé aux murs et aux portes, c’est parce que ce sont des objets ambivalents, qui peuvent donner passage ou au contraire interdire l’accès autant au bien qu’au mal. Infranchissables, ils protègent ou excluent. Franchis ils peuvent ouvrir sur des espoirs ou sur des avenirs funestes. Sur cette œuvre on note que l’artiste a abandonné les symboles religieux et a glissé vers des symboles inventés. Il a ajouté aussi des miroirs et donné à l’œuvre un fini si lustré que les surfaces noires sont elles aussi miroitantes.

Mansuétude, l’œuvre produite en résidence, porte la marque de la pandémie. Il l’a créée comme une sorte d’exorcisme : parler du virus pour le tenir à distance, pour évacuer la peur aussi. Ici, l’artiste s’approche de la figuration, avec des dessins plus élaborés, presque des personnages, figurant des femmes masquées. Tous les jeunes artistes rencontrés dans le cadre de la résidence SHAR m’ont dit combien ils ont ressenti l’impact de la pandémie ; vivant le plus souvent dans des situations précaires avant même le confinement, ils ont subi ensuite des annulations ou reports de projets, la perte de revenus et surtout, pour Réginald solitude et désocialisation. La bourse CATAPULT a offert à Réginald la possibilité de se concentrer sur un projet : la pièce Mansuétude entièrement fabriquée durant la résidence. C’est un assemblage encore une fois de plaques de caoutchouc montées sur du bois, gravées et encrées. Sur quasiment toutes les plaques, une spirale ou cercle, celle du virus lui-même, celle du cercle des humains. Sur deux plaques plus petites des bouteilles en plastiques et des couverts ; sur une autre le symbole du dollar ; au final toute une série de préoccupations récurrentes en temps de pandémie. L’artiste ressent la crise comme un révélateur des fragilités et faiblesses de nos sociétés, à l’échelle du monde, touchant d’abord les plus vulnérables, dont les ainés. Il pense que seule l’entraide peut venir à bout de ces fragilités, d’où ces figures de femmes masquées en cercle qui discutent. En Haïti comme en Martinique, la femme est poto mitan, fanm doubout, pilier de la famille. En Haïti comme en Martinique, c’est par elles qu’on commence à guérir le monde. Je trouve les plaques prises une par une très belles, et je ne saurais pas dire pourquoi leur assemblage sur le support en bois, me laisse dubitative, comme si l’installation n’était pas encore finie.

Réginald Sénatus, Mansuétude, 2020 encrage

Réginald Sénatus, Mansuétude,2020, en cours de réalisation dans l’atelier

Réginald Sénatus – Mansuétude, 2020, détail en cours de réalisation

Mansuétude, 2020, installation finie

Mansuétude, 2020 

La visite de l’atelier de Réginald a été très perturbée par l’informatique. Un ne pouvait pas entendre, l’autre pouvait à peine voir. Réginald m’a fait visiter son atelier avec son téléphone, ce qui n’était pas idéal pour la visibilité, d’autant plus que l’atelier était plutôt sombre. J’avais envie de mieux voir ce que je devinais dans la pénombre. Nous avons donc continué à échanger les jours suivants, via WhatsApp. Réginald m’a envoyé aussi des photos et des textes. J’y ai découvert un artiste engagé, concerné par l’état actuel de son pays. Fier de son histoire. Avide de rencontres et d’apprentissage. Indéniablement doué de ses mains. Un artiste qui saisit toutes les opportunités qui se présentent à lui pour apprendre et enrichir sa pratique ; un artiste porté sur le partage qui entend transmettre son expérience de la résidence à ses collègues artistes en Haïti. Un jeune artiste à suivre, sans aucun doute.

Matilde dos Santos

Historienne, critique d’art et curateur indépendant

Remerciements aux partenaires du programme : The American Friends of Jamaica, Inc., Kingston Creative, et Fresh Milk.

Les artistes en résidence à la maison, décrivent leurs pratiques dans un blog, que vous pouvez consulter sur la plateforme Fresh Milk : https://freshmilkbarbados.files.wordpress.com/2020/10/catapult-shar_issue-1_vol-2_web_v2.pdf