— Par Jacky Dahomay —
Mon cher Tony,
Dans un mèl très bref tu dis que je n’aurais pas dû avancer l’idée que l’instance de la loi est mal intégrée. Cela signifierait selon toi qu’il y aurait une bonne manière d’intégrer la loi et qu’en Guadeloupe ce serait une mauvaise manière qui dominerait. En ce sens, je ferais une distinction entre bonne intégration et mauvaise intégration qui serait selon toi inacceptable. Il se pourrait que l’expression « intégration de la loi » soit confuse de ma part. J’explicite donc ce que je voudrais désigner par cette appellation.
J’entends par intégration de la loi l’intériorisation par le sujet de l’instance d’interdiction que comporte la loi. On pense inévitablement à Freud et à sa théorie du surmoi comme lieu d’un « tribunal intérieur ». Autrement dit, le sujet, par une série de stades de son évolution psychique, finit par intégrer par exemple l’interdit de l’inceste. Intégrer en ce sens signifie intérioriser ce qui ne venait pas de nous, ce qui comportait donc toute une dimension d’extériorité. C’est toute la complexité de l’éducation. Dans ce registre psychique, il est vrai qu’il est difficile de parler de bonne ou de mauvaise intégration car le résultat est l’existence des névroses. Mais à ce sujet, on peut distinguer le pervers, le névrosé et le psychotique, mais cela ne relève pas de mon domaine d’intervention car je ne suis pas compétent en la matière. Toutefois il semble que pour Freud, l’intériorisation de ce tribunal intérieur soit associée fondamentalement à un sentiment de culpabilité.
Or, ce qui semble caractériser nos sociétés –bien que toute généralisation abusive en la matière soit périlleuse- ce serait la prédominance d’un sentiment de persécution et non de culpabilité. C’est toi même qui, dans la réunion, a fait référence aux thèses de Jacques André dans L’inceste focal et aux articles de la revue Dérade à ce sujet. Pour Jacques André qui a étudié les criminels, il semblerait que ces derniers regrettent rarement leur geste et notre ami psychanalyste défend la thèse que nos sociétés fonctionneraient davantage à la paranoïa qu’à la culpabilité. Dans son dernier livre Psychologie des sociétés créoles, le psychologue clinicien, Errol Nuissier, Président de la Compagnie des Experts près la Cour d’Appel de Basse-Terre laisse entendre que le rapport à la loi est très particulier chez nous et que ce qui dominerait serait un rapport purement instrumental à la loi. Sous réserve par ailleurs de ce qu’on peut penser de ce livre. Enfin, Edouard Glissant lui aussi parle du « détour » quant à ce rapport à la loi. Vendredi encore, dans la réunion, une juge pour enfants, affirmait que les juges ayant exercé dans l’Hexagone sont très surpris de constater qu’ils doivent développer une autre pédagogie de la loi que celle dominant en France hexagonale. Tout cela me conduit –quoique que n’étant pas spécialiste de ces questions- à prendre en compte cette difficulté particulière qui existerait chez nous quant à l’intériorisation de certaines normes que j’ai désignées en généralisant par « la loi ». J’entends donc par intégration l’intériorisation d’une loi dont on accepte la légitimité. Mais cela n’exclut nullement la transgression. Ce que montre Freud c’est qu’il n’y a pas intériorisation de la loi sans transgression possible, possible car nous pouvons éprouver une jouissance pour une transgression de la loi que nous n’aurions pas nous-mêmes commise d’où le sentiment de culpabilité. La culpabilité signifie que nous reconnaissons quelque part la légitimité d’une loi que nous aurions transgressée sous la forte pulsion d’un désir inconscient. Qu’advient-il alors si le trait dominant dans notre rapport à la loi est la paranoïa ? Tel est le problème que je voulais poser avec ma notion d’intégration.
Mais du même coup, je me rends compte qu’il y a une question que tu ne m’as pas posée : « De quelle loi parles-tu cher ami ? ». Tu ne me la poses pas mais je la pose, pour moi mais pour toi aussi. Ne faudrait-il pas distinguer entre la loi d’origine anthropologique, déterminant des normes culturelles et la loi positive sans doute produisant des normes civiques ? Un rapport à la loi, enraciné dans une dimension anthropologique et culturelle est-il le même qu’un rapport à la loi positive ? L’intégration peut-il s’opérer de la même manière ? Fred Deshaies n’a-t-il pas eu raison de faire remarquer dans notre débat de vendredi, en bon positiviste qu’il est comme théoricien du droit, que pour lui il n’y a nulle spécificité guadeloupéenne dans le rapport à la loi positive ? Pour Kelsen en effet (père du positivisme juridique) la désobéissance à la loi est partie intégrante du système juridique. Toute loi positive prévoit sa désobéissance. En ce sens, pour Deshaies, disciple de Kelsen, la désobéissance à la loi ne peut avoir de différence fondamentale entre un guadeloupéen et un Français de l’Hexagone. Je pense qu’il faut prendre au sérieux l’objection de Fred Deshaies. Au plan d’une théorie pure du droit il aurait raison. C’est comme si la loi positive abolissait les différences culturelles ou plutôt, sans les supprimer, les cantonnait dans une région pré-politique ou impolitique permettant de construire du lien social mais de nature essentiellement civique, comme si le peuple réel était refoulé pour construire le peuple politique uni dans la citoyenneté. Il y aurait donc un lien social de fondation anthropologico-culturel et un lien social de nature civique. Le problème est que ce qui est refoulé revient toujours et les constructions démocratico-républicaines ne peuvent rien y faire. Mais ce peuple réel qui revient est un peuple utopique, inexistant, introuvable, et parce qu’il n’existe pas en quoi pourrait consister sa réalité ? Dans sa simple nomination, au sens lacanien du terme, c’est-à-dire pour Ernesto Laclau, que c’est un signifiant vide. Sa réalité consiste essentiellement dans la force de la vacuité de cette communauté imaginée ou fantasmée qui selon Laclau joue le rôle de ce que Lacan nomme l’objet a. Comme l’unité fantasmée d’une totalité perdue mère/enfant qui peut avoir un fort impact dans l’existence du sujet. Je ne sais si cette théorie de Laclau correspond correctement à la théorie psychanalytique. Dans un débat qu’il a eu avec Laclau dans une revue de Buenos Aires Combate y debate, Etienne Balibar affirme que le signifiant vide n’est pas si vide que cela. J’en déduis qu’il y a un « peuple » positif qui revient tout comme aussi un « peuple » négatif. Je mets les guillemets car désormais cette notion de peuple doit être prise avec des pincettes. J’en déduis, pour ma part, qu’il y a un peuple qui revient avec des demandes populaires légitimes réprimées ou refoulées par l’Etat démocratico-libéral, et un peuple négatif contestant le lien civique républicain au nom d’une unité fantasmée de la communauté. Le populisme –du moins est-ce mon humble avis- est l’union de ces deux peuples et le résultat est essentiellement négatif contrairement à ce qu’auraient pu penser Laclau et Chavez pour l’Amérique-Latine. Les deux amis que furent Freud et Kelsen dans les années 1920 ont eu un débat concernant la psychologie des foules car ils sentaient tous deux venir les dangers futurs que représentait la montée du nationalisme et du communisme. Ce qui produisit d’ailleurs une évolution de la théorie freudienne de sa théorie de l’idéal du moi, relevant d’une problématique de l’identification à son élaboration du surmoi plus proche d’une problématique de la culpabilité qui intéressait Kelsen.
Mais j’arrête là parce que Je sens monter ici ton exclamation : « Mais le peuple guadeloupéen existe bien ! Comment peux-tu dire que c’est un fantasme nom de Dieu ?! » Mon cher Tony, laissons Dieu de côté. Le problème est que ce Dernier a du mal à se laisser mettre de côté comme tu me l’as dit une fois. Pour revenir à notre « guadeloupéanité », je suis sûr d’être Guadeloupéen avec une grand-mère maternelle, pauvre négresse de Saint-Louis de Marie-Galante vivant dans une case en paille et ayant fait ma mère avec son patron, un usinier blanc, Brisacier, connu pour sa biguine « Ninon an mwen ». Une grand-mère paternelle directement issue des Caraîbes et un grand-père paternel de Les Mangles dont j’ai cru qu’il descendait des Rois du Dahomay. Est-ce ma créolité ? En tout cas je suis Guadeloupéen, c’est une vérité d’existence. Mais si tu me demandes « Qu’est-ce qu’être Guadeloupéen ? », je suis incapable de te répondre car Ici, il n’y a pas de vérité d’essence. Autrement dit, pour l’être collectif, « l’existence précède l’essence » comme disait Sartre pour l’homme. Car pour ce dernier il n’y a pas de nature ni d’essence humaine car il n’y a pas de Dieu pour la concevoir, telle serait la liberté humaine.
Ton ami D., lors de notre table ronde, me rétorquait que nous les Guadeloupéens nous ne sommes pas libres, nous ne choisissons pas la responsabilité, entendons par là que nous refusons une évolution statutaire pour sortir du cadre départemental français. Je lui répondais que nous sommes libres au sens ou peut-être Sartre affirmait aux Français que « nous n’avons jamais été aussi libres que durant l’occupation allemande ! ». Il me semble que les Guadeloupéens, s’ils ne sont tout à fait responsables de leur situation produite par l’histoire, sont tout de même libres de choisir entre rester dans le cadre républicain français ou opter pour l’indépendance ou l’autonomie. N’est-ce pas là la démocratie ? On pourrait me rétorquer que cette conception sartrienne du sujet, issue d’une métaphysique de la subjectivité, a été sérieusement mise en cause par ceux qu’on a appelés les structuralistes ou encore formant pour d’autres « la pensée 68 ». Je ne discute pas ici de telles appellations.
Peut-être faut-il prendre en compte ce que disait notre ami Michel Bescond lors de notre séminaire de jeudi portant sur le texte de Jacques Rancière « Peuple et populisme ». S’inspirant de Badiou, Michel affirmait que l’important est de « faire peuple » au sens ou sur la place Tahrir, les Egyptiens ont tenté de faire « peuple ». On pourrait même se demander si en 2009, lors du grand mouvement social, les Guadeloupéens n’ont pas eux-aussi essayé de « faire peuple ». Mais pourquoi un peuple devrait-il faire peuple ? N’est-ce pas parce qu’il « n’est pas assez » peuple ? Y aurait-il dans tout peuple un manque à être constitutif et si tel est le cas comment combler ce manque à être et cela est-il possible ? Ensuite, y a-t-il une différence entre faire foule, faire masse, faire peuple ? Comment penser ce « faire » ? Il renvoie bien sûr à l’action collective mais comment ou peut-on éliminer dans ce faire ce qui relève de l’irrationnel donc toujours susceptible de comporter des pulsions ou des comportements régressifs qui inquiétaient tant Freud et Kelsen ? Et si ce « faire » relève de la rationalité politique ne revient-on pas aux problématiques du contrat social ou de la volonté générale de Rousseau ? Tout cela se bouscule dans ma tête mon cher Tony et je sens que je suis sur le point de perdre mon… créole !
Il y a vingt ans Jean-Luc Nancy posait la question : qu’est-ce qui vient après le sujet ? Cela a conduit Etienne Balibar à répondre, c’est le citoyen-sujet (titre d’un de ses livres). Peut-être faudrait-il poser aujourd’hui la question : qu’est-ce qui vient après le peuple ? Tu sais que je cherche la réponse du côté de la société civile ce qui m’oblige à repenser Hegel, Marx et Gramsci. Mais citoyens-sujets et société civile, peut-être que cela va-t-il ensemble. Nous sommes donc renvoyés à la notion de subjectivité politique collective donc de citoyenneté. Et aussi de responsabilité. Ici, il faut alors reformuler ta question : faut-il distinguer une bonne intégration de la loi d’une mauvaise intégration, concernant les Guadeloupéens ? De quoi sommes-nous responsables ? Mais la distinction ainsi faite renvoie aux catégories bien/mal qui relève de la morale. Or quel est le fondement de cette morale ? Y a-t-il une morale universelle ? Si cette morale relève de la culture, il faut interroger l’histoire de notre communauté. Selon Balibar, après sa discussion avec Kelsen, Freud aurait évolué et l’origine du surmoi ne serait pas à chercher seulement dans la relation oedipienne au père mais aux parents (père/mère) et au-delà aux ancêtres. Si on suit cette pente, on arrive à ce que me disait notre amie Dany Ducosson (psychiatre) : l’arrachement des Africains à leurs cultures d’origine, la nécessité qu’ils ont eue dans le système d’exploitation esclavagiste de refonder rapidement des normes permettant la survie, aurait entraîné comme solution la domination de la structure persécutive. On pourrait chercher dans cette direction anthropologique le rapport à a loi dont nous parlons. A moins qu’au-delà de ces fondations anthropologiques nous nous tournions vers une morale de nature universelle, celle de kant par exemple.
Mais c’est ici que surgissent encore Kelsen et son disciple guadeloupéen Fred. (Va-t-on jamais se sortir du problème que tu poses ?). Le positivisme juridique renvoie dos à dos aussi bien une fondation anthropologique (relevant de l’étude psychanalytique par exemple) qu’une fondation de type droit naturel reposant sur une morale universelle renvoyant inévitablement à Dieu. Du même coup, l’idée même de Droits de l’homme devient suspecte car quel est cet Homme des Droits de l’homme ? Seuls existeraient les droits du citoyen comme droits positifs n’ étant fondés sur aucune transcendance. Le droit se suffit à lui-même dans sa fondation positive autour d’une norme fondamentale. Kelsen s’éloigne aussi bien de Freud que de Kant. Si on suit cette ligne, tu aurais raison, on ne peut distinguer bonne intégration de mauvaise intégration de la loi.
Quant à moi je renvoie dos à dos Freud et Kelsen. Freud car je crois qu’il faut se méfier de toute interprétation psychanalytique des phénomènes politiques. C’est comme si, selon Balibar, entre l’inconscient et la politique, il fallait choisir. Car ce qu’étudie Freud ce sont des réalités collectives pré-politiques. Mais Freud est important pour comprendre ce qui advient quand la politique est envahie par des phénomènes pré-politiques ou impolitiques. Quant à Kelsen, je pense qu’on ne peut se passer de quelque chose qui dépasse la norme positive et est de nature transcendantale. Sinon comme pourrions-nous juger qu’une norme positive est injuste ? Mais comment penser un transcendantalisme sans Dieu ? Ne faut-il pas toujours laisser ce dernier en dehors du politique ? Car, il faut le répéter, « Dieu, c’est pas possible ! ». (Sais-tu, cher ami, qu’on m’a demandé de jouer dans un film de François Marthouret, le rôle d’un conseiller de Jean-Bertrand Aristide, ce prêtre qui fut président d’Haïti ? Dans le film –inspiré d’une nouvelle de Lionel Trouillot- j’arrive dans un bar rejoindre des amis en m’exclamant : « Manman manman manman ! Dieu, c’est pas posible !) Marthouret nous a fait répéter de 6h du matin à 4h de l’après-midi. Je suis resté plusieurs jours après à me réveiller dans la nuit en répétant « Dieu c’est pas possible ! ». Peut-être ne suis-je pas fait pour le métier d’acteur. Un philosophe milonguero (danseur de tango) qui de plus veut être acteur, il y a de quoi faire exploser mon narcissisme ! Devrais-je aller m’allonger sur un divan ? Sans doute n’oses-tu pas me le conseiller par respect pour l’aîné que je suis.) Mais laissons encore une fois Dieu de côté, quoiqu’il puisse être intéressant qu’on étudie plus profondément le populisme créole aristidien.
Quelle différence alors entre la loi anthropopogico-culturelle et la loi juridicio-politique ? Leur intégration peut-elle être la même ? L’intégration de la première se fait de manière inconsciente dans ce que Freud nomme le surmoi. La seconde, parce qu’elle relève du politique, ne peut se faire de manière inconsciente. La loi, dans ce dernier cas, n’est pas donnée dans une tradition qui renvoie à une origine donc possède quelque chose d’archaïque, au sens littéral du terme, donc pouvant être liée à des comportements régressifs –si on peut s’exprimer ainsi- mais est le produit d’une délibération consciente rentrant dans un système juridico-politique garanti par l’Etat. En ce sens, il y aurait deux formes de communauté. On peut penser la communauté sur le modèle de la Geneinchaft c’est-à-dire comme totalité organique privilégiant le tout ou au contraire sur celui de la Gesellschaft, comme association d’individus. La république est en principe une communauté de citoyens. (Je reprends ici la célèbre distinction élaborée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies à la fin du XIX° siècle mais qu’il faut moderniser ou actualiser au regard des préoccupations contemporaines). Autrement dit, la citoyenneté –du moins en principe- relève de la communauté de citoyens et non d’autres formes de communautés anthropologiques ou culturelles. Telle est la difficulté.
En conséquence, la question de savoir s’il y a une bonne intégration de la loi ou une mauvaise doit se poser dans le domaine de la citoyenneté. Il y a donc bien là une question d’éthique mais il s’agit ici d’éthique politico-juridique. Une telle éthique s’exprime dans la notion de vertu du citoyen qui relève de la morale publique. C’est peut-être, avec cette notion, une tentative de dépassement du positivisme juridique. Que faut-il entendre par vertu ? Il me semble que c’est tout ce qui vise un bien commun. Mais je te vois venir : tu me diras que le bien commun, comme l’on fait remarquer les communautariens, renvoie à une tradition culturelle. En ce sens, il y aurait une contradiction entre le bien commun, toujours relevant d’une communauté anthropologique et culturelle et communauté abstraite, celle de du républicanisme français. Ce que j’appelle donc une mauvaise intégration de la loi ne serait rien d’autre qu’un conflit entre une tradition guadeloupéenne et l’imposition d’une citoyenneté française. En conclusion, ce que je prends pour une mauvaise intégration de la loi, ne serait que le signe d’une impossibilité de vouloir faire d’anciennes colonies, des départements français.
Mon cher Tony, tu m’as bouché un coin et je ne sais comment me sortir d’une telle difficulté. J’abandonne pour l’instant.