— Par René Ladouceur —
Deux raisons, en ce mois de janvier, de sauver de l’oubli un manuscrit, sans titre, de René Maran. L’année 2021 marque le centième anniversaire de Batouala* et le manuscrit en question, retrouvé par hasard, consacre une large place au carnaval en Guyane.
Dans cet inédit, Richard, l’ami du narrateur, est sans illusions. Il erre, la nuit, sur le Grand Boulevard, à Cayenne, en pleurant l’époque où il se travestissait en femme éplorée, se régalait dans les bals Parés-masqués, ne manquait pas un défilé du Mardi gras.
C’était l’époque où le carnaval avait son protocole, où la passion de danser faisait faire des folies, où il était jeune.
Sur la plage, il explique à la plantureuse Sylviane Bendeau ce que fut, autrefois, la rage de briser les tabous, le bonheur de se moquer des puissants, le plaisir d’être choisi par une cavalière.
Richard est lui-même architecte. Contemporain et admirateur de Le Corbusier, il adore l’espace. Sa folie des grandeurs corrige sa phobie de la petitesse. C’est du reste lui qui a construit le premier dancing de Cayenne, le Dancing-Palace, à cheval entre les rues Trois cases et Rouget de l’Isle. L’architecte a peaufiné la tribune de l’orchestre comme il séduit une femme et a travaillé la grammaire de la pose des brasseurs d’air comme un concours de mazurka.
Sa nostalgie du carnaval n’a pourtant pas entamé d’un iota son admiration pour les touloulous, avec leurs robes traditionnelles en coton, amples, à plastron carré ou rond, bordées de volants froncés ou plissés. Ce que Richard aime par-dessus tout c’est lorsque les fronces de la robe du touloulou provoquent un effet boule sur les fesses, tout en laissant paraître le jupon de dentelle, en broderie anglaise ou en coton blanc, ajouré ou plissé. Là, il se cabre, ferme les yeux, enserre sa cavalière, enfourche la cadence et s’oublie, souvent jusqu’au petit matin, en sueur, mouillé, trempé mais heureux, soudainement requinqué.
C’est une erreur de croire que, plus elles déclinent et se courbent, plus les personnes âgées se penchent sur leur passé. Au contraire, c’est l’enfance qui les rattrape, grandit en elles et leur sourit. Sous l’écorce gercée, ridée, bat soudain un cœur gamin. On dirait des retrouvailles. René Maran a attendu d’avoir 67 ans pour que le saisisse, intacte et brûlante, l’émotion de ses jeunes souvenirs guyanais.
Il les évoque dans ce bref manuscrit, d’une soixantaine de pages, avec cette faculté d’abandon, d’oubli, de perte de soi, qui est la trace du tacite contrat passé avec l’écrivain, quand celui-ci se tient au seuil des souterrains de son enfance.
Dans ce récit lent, lourd, sinueux, puissant, chargé d’odeurs et de pérégrinations, l’auteur de Batouala s’applique à dessiner une Guyane qui n’est autre que celle qu’il voit dans le regard de son père et qu’il finit, de page en page, par idéaliser.
René Ladouceur
*Batouala est l’œuvre majeure de René Maran, grâce à laquelle il a obtenu, en 1921, le Prix Goncourt. En Guyane, L’année Maran a été officiellement lancée le mercredi 20 janvier. L’occasion pour l’Association guyanaise René Maran de lancer a son tour le Prix littéraire René Maran, ouvert jusqu’au 20 avril prochain.