« L’homme sur les quais », film de Raoul Peck
« Antony Phelps à la frontière du texte », documentaire d’Arnold Antonin
— par Janine Bailly —
Parce qu’elle fut la première île caribéenne à obtenir en 1804 son indépendance, que les figures héroïques de la lutte pour la liberté — le Roi Christophe, Toussaint Louverture, Dessalines — hantent nos mémoires, Haïti objet de bien des fantasmes est une source vive pour les artistes, qu’ils soient plasticiens, peintres, musiciens, écrivains, poètes ou cinéastes. La « semaine haïtienne » proposée à Fort-de-France ouvre bien des fenêtres sur ce pays voisin, que l’on admire ou que l’on plaint, que l’on envie aussi pour avoir été la première « République Noire ». Un pays à qui l’on rend hommage pour son courage et sa résistance aux méchants coups du sort, de la nature et des hommes.
L’homme sur les quais :
Résister, le verbe est au cœur du film L’homme sur les quais, réalisé par Raoul Peck et présenté en 1993 au Festival de Cannes. Une voix ouvre la narration, celle de Sarah qui devenue adulte, trente ans après tente de recomposer le puzzle d’une enfance brisée : « J’avais huit ans, et le monde s’ouvrait déjà sur un désastre ». Ce désastre le cinéaste, lui-même exilé à cet âge, nous le rend sensible en le situant dans les années soixante, alors que les Duvalier mettent le pays à leur botte et que sévissent par l’oppression, les exactions diverses et la torture les sinistres « tontons macoutes », cette police parallèle que l’on dote et qui se dote de tous les pouvoirs !
Dans une petite ville portuaire où règne en maître absolu l’un d’eux, au nom de Janvier, magistralement interprété par Jean-Michel Martial, la terreur s’est installée, le silence oppresse les rues presque vides aux façades muettes que parcourt la caméra, où seul Gracieux Sorel le boiteux ose encore défier les puissants, tandis qu’en leur honneur se profile un ridicule et maigre défilé flagorneur. La monstruosité incompréhensible de ce régime politique dictatorial nous saisit d’autant plus qu’elle est appréhendée par les yeux grands ouverts de la petite fille. Sarah, réfugiée avec ses deux sœurs dans le grenier de la maison familiale — et comment ne pas évoquer la figure d’Anne Franck —, si elle échappe un temps aux représailles de Janvier après que ses parents se sont exilés au Venezuela, ne peut en revanche échapper à la terrible vision de l’homme jeté à terre et sauvagement torturé. Au fil des réminiscences, bribe par bribe, la vérité se reconstitue dans l’esprit de Sarah, et ce faisant pour le spectateur : la scène initiale, réaliste et crue, reprise en fin de film complétée, détaillée, figée sur le visage de Gracieux plaqué au sol et dont les yeux lentement se ferment, nous donne quelque clef bonne à lire l’histoire.
Résister : Sarah le fait en se réfugiant dans des jeux, comptines, rêves clos au cœur d’un grenier dont une caméra descriptive nous suggère à la fois la fonction d’enfermement et la richesse potentielle ; pour ne pas sombrer, Sarah se remémore les scènes des jours heureux, Sarah s’approprie les objets des êtres aimés, le pistolet du père, l’accordéon de son parrain Sorel ; Sarah gagne à bicyclette la plage, et le risque encouru sera pour elle et son amie celui d’un viol sauvage. Résister : le père de Sarah, militaire naïf dans son honnêteté, n’a su que prendre la fuite après une vaine tentative de s’opposer à Janvier. Résister : Gracieux Sorel, seul capable dans la cité d’inscrire aux murs sa révolte, sera brisé dans son corps, mais pas dans son âme… pas plus que la grand-mère Camille — si belle Toto Bissainthe qui si bien chanta son île — humble boutiquière mais figure métaphorique d’une île tout entière, superbe de dignité et de noblesse, qui pour s’être contre vents et marées tenue droite face au tyran disparaîtra un jour victime de l’épouse acariâtre de Janvier, cette femme ridicule et sans cœur capable de mobiliser l’État pour se venger d’une paire de chaussures inconfortables achetée à la boutique…
L’originalité de Raoul Peck réside dans le fait de montrer comment, au plus bas niveau d’une société, la dictature peut naître et s’imposer, comment de petits chefs peuvent s’arroger le pouvoir de terroriser et martyriser impunément une population qui n’en peut mais, loin de Port-au-Prince, loin de la clique des Duvalier ! Ainsi la cité devient-elle le microcosme d’une île. Et s’il ne filme pas les scènes d’exécution massive, le plan n’en est que plus suggestif quand glissant le long d’un mur Gracieux sursaute et pris d’horreur se ferme les oreilles à chaque coup de revolver entendu… L’on aimerait alors que fût vraie la phrase magique par laquelle Camille Desrouillère calmait les cauchemars récurrents de l’enfant : « Ce n’est qu’un mauvais rêve, mon amour, ce n’est qu’un mauvais rêve ».
Anthony Phelps à la frontière du texte :
Mais comment résister à l’oubli quand on est contraint à l’exil ? Comment faire que ne s’efface l’image de son pays natal ? C’est entre autres à cette question que répond le documentaire réalisé par Arnold Antonin, où l’on voit et entend le poète Anthony Phelps, émigré d’Haïti à Montréal « sa deuxième patrie », évoquer sa vie, son œuvre, ses relations poétiques et amicales avec d’autres grands noms de l’écriture. Des témoignages apportés par écrivains, amis, chercheurs, universitaires et historiens éclairent différemment, chacun à sa façon, souvent de façon louangeuse, cette grande figure de la diaspora haïtienne. Mais le plus émouvant réside dans ces séquences où le poète au micro et pour la caméra déclame lui-même ses textes ! Des images, des voix, des vers qui donnent envie d’aller découvrir et l’homme et le poète ! Toujours actif à plus de quatre-vint dix ans, toujours habité par sa muse, non dénué d’humour, celui qui a vu beaucoup de pays est bien un homme du « tout-monde », qui lorsqu’on l’interroge sur la négritude déclare n’être « ni d’Afrique, ni d’Europe », et pour qui l’exil est aussi le fait de ne pas retrouver ses repères lorsqu’il retourne à son pays natal.
Fort-de-France, le 8 janvier 2020