— Par Pierre Sabourin, écrivain et psychanalyste —
Mardi 22 juillet 2014
Avec cet ouvrage récent, « Objet perdu » ou lettre posthume adressée à son illustre destinataire, qui, ainsi, devient plus proche du lecteur, nous tenons un fil nouveau dans l’intimité réfractée de ce monument d’exception. A la fois homme politique, dramaturge et poète, Césaire s’avère par là même révélateur mythique. Véritable catalyseur d’émotion.
Depuis 1939, et son Cahier d’un retour au pays natal, il a forgé, en véritable guerrier du verbe, cette complexe « négritude » , à la fois bonne et mauvaise nouvelle pour sa génération et les suivantes. Par le « tourbillon magique de ses métaphores » , par une auto-analyse aussi à sa façon, et par le magnétisme de ses invectives, il donne « la force de toujours regarder demain » .
L’auteur de cet ouvrage original, Simonne Henry Valmore, est la fille de Gabriel Henry (« Yel » pour les intimes) qui fut l’ami et longtemps le compagnon en politique de Césaire quand il était communiste⋅ Simonne Henry Valmore est connue pour ses travaux sur la diaspora antillaise. Comme en témoigne son essai « Dieux en exil » (prix Frantz-Fanon 1988).
Un jour, à Paris, elle rencontre par hasard Aimé Césaire dans la rue⋅ Lui est député de la Martinique, maire de Fort-de-France, elle, étudiante. Retrouvailles⋅ Plaisir à bavarder seul à seule.
Ce mot de toutes les solitides
Et voilà qu’une question insolite s’impose à elle : puisqu’il connaît tout de la littérature classique, de la flore et de la faune de son île, et qu’elle cherche depuis longtemps le nom de cet arbre majestueux qui trône sur la place dite des Terres-Sainville, dans l’arrière-ville (rebaptisée par Aimé Césaire en 1958, « place de l’Abbé-Grégoire » ), c’est l’occasion rêvée de l’interroger. Bien sûr que je connais cet arbre dit-il! C’est moi qui l’ai planté! Il a un nom latin : « Enterolobium cyclocarpum » , mais plus important, il a un nom secret, vernaculaire si vous préférez.
Il marque un temps d’arrêt, histoire de ménager son effet avant de poursuivre : « Je vous confie ce nom – mais promettez-moi de ne pas le répéter, dit-il, l’oeil malicieux. Ce nom c’est « Oreille-de-juif, oreille-de-nègre » .
Et elle de lui répondre : « Bien entendu, monsieur Césaire, je me charge, ainsi que vous le souhaitez, de répandre la bonne nouvelle! » .
Plus loin, dans cet ouvrage « Objet perdu » , Simonne insiste : « Revenons à votre JE Rimbaldien. C’est une véritable déclaration d’insurrection, une manière inédite de rompre avec le vieil ordre colonial (…). Mais l’effraction pour ne pas dire le scandale dont vous êtes toujours comptable au regard de votre peuple, c’est de leur avoir présenté la « négritude » comme une bonne nouvelle. C’était sans compter avec la puissance du refoulé à l’oeuvre. Pourquoi réveiller cette part maudite que l’on s’était évertué à enfouir au plus profond de soi ? A l’instar de ce que dit Lacan quand il dit de la psychanalyse que ce n’est pas une bonne nouvelle, le mot négritude, ce mot de toutes les solitudes, ne pouvait en aucun cas être une bonne nouvelle. Par la suite vous serez amené à préciser votre pensée : il ne s’agit pas de choquer mais d’expliquer. Alors vous convenez volontiers que ce mot n’est pas très heureux mais ajoutez, non sans un certain agacement, que seules les âmes basses en parlent bassement. Et que si l’on n’y prend garde, il peut connaître une fâcheuse dérive vers le « négrisme » » .
« Ferments contre les ferrements »
« Pas question de le renier pour autant, car il est attaché à des vertus philosophiques et morales. S’il le faut vous revenez sur votre position : il s’agit d’une négritude d’un point de vue littéraire. Et vous irez encore plus loin : si les nègres n’étaient pas un peuple, disons de vaincus, enfin, un peuple malheureux, un peuple humilié, etc.. Renversez l’Histoire, faites d’eux un peuple de vainqueurs, je crois quant à moi qu’il n’y aurait pas de négritude. Je ne me revendiquerais pas du tout de la négritude, cela me paraitrait insupportable » .
Rien n’est simple pour suivre ce dédale des rencontres des combats et des passions de Césaire, surtout à qui n’est pas de culture créole ce qui est mon cas. Sa langue qui chante, puise à toutes les sources imaginables de la culture universelle, mythologique, taxinomique, terminologique marine, lexique médical, dictionnaire Vidal, ou dictionnaire savant, les grands anciens comme Rimbaud, (la liberté libre…) et toutes les langues créoles des Antilles, de Guyane, d’Haïti ou de la Réunion, qui lui permet de jouer sans fin de la polysémie et des assonances. Merci à Simonne Henry-Valmore pour ce qu’elle nous apporte par ce livre.
En prenant soin de (cette) parole « ferments contre les ferrements » , elle poursuit « sa conjuration de l’oubli » , au plus près de son style à lui, le poète, qui fait du jazz avec les mots…
Avec son talent, sa poésie « parole essentielle » , sa mémoire caribéenne, l’auteur d’« Objet perdu » vagabonde en intime au coeur de son univers humaniste. Et, toujours dans la lignée de Césaire, « l’oreille collée au sol… pour entendre « passer Demain » » , elle tisse de sa prose joyeuse, ce « plus grand monument lyrique de ce temps » , selon l’expression légendaire d’André Breton, et qu’elle a su à son tour profondément aimer.
Pierre Sabourin, écrivain et psychanalyste.
A publié récemment « Quand la famille marche sur la tête » (éditions du Seuil, 2014) ; « Objet perdu, Lettre à Aimé » de Simonne Henry-Valmore (édition Présence Africaine, novembre 2013)
Lire la préface rédigée par Ina Césaire