Rencontre avec Virginie Despentes : « J’aime les gens qui posent problème »

« Cher connard,
J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve : je t’écris. »

Après le triomphe de sa trilogie Vernon Subutex, le grand retour de Virginie Despentes avec ces Liaisons dangereuses ultra-contemporaines.
Roman de rage et de consolation, de colère et d’acceptation, où l’amitié se révèle plus forte que les faiblesses humaines…

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Virginie Despentes écrit comme on monte sur un ring. Avec « Cher Connard », elle chausse le roman épistolaire, sur fond de confinement, pour jouer des points de vue et, finalement, faire l’éloge du dialogue et de la distance. Une confrontation 2.0 qui déborde de punchlines mais aussi de tendresse. Brillant et percutant. Entretien.

— Par Michaël Mélinard —

Virginie Despentes a longtemps été à la marge. Punk et féministe, l’autrice faisait mauvais genre. Signe des temps, son nouveau roman, « Cher connard », était le plus attendu de la rentrée littéraire. De là à dire que Despentes est rentrée dans le rang, il y a un pas qu’on n’ose franchir.

Son art de la punchline est intact dans ce récit épistolaire 2.0 où elle interroge en courts chapitres le féminisme, le militantisme, les hommes, la lutte des classes et la prise de parole dans l’espace public.

Trois personnages dialoguent virtuellement. Oscar, auteur à succès, rattrapé par son comportement de beauf harceleur, évoque dans un post la beauté fanée de la comédienne Rebecca Latté. Elle le renvoie dans les cordes, croit mettre fin au combat. Mais c’est le début d’un bel échange de coups virtuels avec ses temps forts, ses temps morts, des knock-down dont on se relève. Le duo se mue en trouple dysfonctionnel avec Zoé Katana, une blogueuse féministe. Rencontre avec l’autrice.

Qu’a changé #MeToo à votre expression et à vos livres ?

Virginie  Despentes C’est surprenant et cela change tout. Le féminisme est devenu mainstream : tout le monde s’en empare. Cela ouvre d’autres perspectives, d’autres possibilités, mais pose d’autres problèmes. Il part dans des sens qui peuvent être inquiétants. Le côté positif, c’est que les 15-20 ans ne seront plus jamais les mêmes. Pour les jeunes femmes, être un citoyen de seconde catégorie n’est même pas une question. Je vois beaucoup de jeunes hommes pour qui c’est aussi acté.

Il n’y a pas besoin d’être une femme pour être contre le patriarcat.

Cette discussion similaire simultanée en Inde, en Norvège, au Pérou, en Chine ou au Kenya est extraordinaire. Face au viol par exemple, quelque chose s’est exprimé au même moment. On a fait plus attention à la grande star de cinéma qu’à la femme de ménage de Bar-le-Duc, mais elles ont eu le même canal d’expression. Il se dessine un antipatriarcalisme et il n’y a pas spécialement besoin d’être une femme pour être contre le patriarcat.

Dans quelle mesure les autrices féministes évoquées dans le roman sont une invitation à les lire ?

Virginie  Despentes C’est bien d’aller se faire un avis à chaque procès ou scandale sur Internet, mais c’est bien aussi de se référer à des auteurs. Le féminisme est une culture. Il se réinvente tout le temps. Quand on dit féminisme, on ne dit rien. Ce qui compte, c’est avec qui tu l’es, à quel genre de féminisme tu te réfères.

Récemment, j’ai fait une série de lectures avec Béatrice Dalle, Casey, David Bobée et le groupe Zëro. Du coup, j’ai relu vachement de textes. Monique Wittig ou Audre Lorde ont une autre pertinence qu’il y a vingt ans. Valerie Solanas pose toujours autant de problèmes, mais il est intéressant de se la coltiner. Lire Angela Davis, c’est toujours bien.

Votre roman épistolaire ramène à un art de la narration du XVIIIe siècle avec la modernité d’une écriture à la musicalité proche du slam ou du rap.

Virginie  Despentes J’écoute du rap. Le narrateur dit : « Je voudrais écrire un roman comme Booba, c’est-à-dire avec des punchlines où rien n’a un rapport avec rien. » C’est un peu l’idée de ce roman avec des thèmes récurrents mais pas de vraie cohérence. Je voulais tenter un roman avec presque aucune histoire.

Il y a dans l’écriture rap française ou espagnole des textes qui n’ont pas un début et une fin. J’écoute et je lis les textes de Booba ou de PNL sans savoir à quoi ils tiennent, mais ils sont plus intéressants que beaucoup d’autres choses en ce moment. Il y a une forme d’hypnose avec certains textes. Je ne sais pas pourquoi ils me plaisent à ce point. Je me suis souvent demandé pourquoi je continue à aimer Sagan. Cela tient à un style, à un raisonnement mais aussi à des textes qui t’amènent dans une légère transe. C’est ce que je cherche. Je ne sais pas si j’y arrive, mais quand cela s’enclenche je sais que ça tient.

Que racontent les réseaux sociaux de notre époque ?

Virginie  Despentes Ils disent l’époque. Les réseaux sociaux sont entrés dans nos vies d’une façon ludique. Ils ont tout changé. L’outil est extraordinaire. On peut se parler en temps réel gratuitement. Ils sont aussi très décevants par rapport à ce qu’ils auraient pu être. Il y a l’hostilité, la frustration, l’appauvrissement ou la transformation de la nature des débats. Mais je suis fascinée par la rapidité, l’intelligence et l’ingéniosité avec lesquelles ils ont été utilisés pour entrer dans le cœur de nos démocraties.

En ce qui concerne le féminisme, j’ai connu une époque où, pour aller chercher un texte, cela pouvait prendre une année parce qu’il fallait que quelqu’un aille dans tel pays et telle librairie pour le trouver enfin et rapporter le livre. Aujourd’hui, tu peux lire le texte dans la journée. Cet accès de tous à la parole publique a tout changé. Avec des catastrophes et de bons côtés. Ce qu’il s’est passé ces dernières années dans le féminisme est vraiment important. Jamais on n’avait vu autant de filles et de femmes du monde entier parler de la même chose au même moment. On ne peut plus dire « vous vous trompez » ou « vous exagérez ».

Votre personnage Oscar fait référence au square de son enfance, qui porte le nom de l’écrivain nationaliste Maurice Barrès. Que signifie la manière dont on nomme les lieux de l’espace public ?

Virginie  Despentes C’est super important. Quand j’étais petite, le nom de ce square ne me choquait pas. C’est un peu plus tard que j’ai compris l’importance de la décision de le nommer ainsi, à côté de petits HLM de province. Lorsque les pouvoirs changent, ils rebaptisent les rues. On devrait peut-être le faire plus souvent. On a vu apparaître des bibliothèques avec des noms de femmes. Ces noms rentrent dans nos têtes.

Les marques et les grands groupes ne mettraient pas autant d’argent pour choisir le nom d’une salle de spectacle ou un stade de foot si ce n’était pas très important. Ce sont des lieux populaires, des lieux où l’on vit. C’est aussi une vraie question en Espagne où il y a encore des bâtiments, des rues ou des boulevards franquistes.

Je suis pote avec des sales connards pétés de thunes qui ne se posent pas les bonnes questions….

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CHER CONNARD
De Virginie Despentes

Grasset, 352 pages, 22 euros