Renaître, aprézan !

Panneau publicitaire arraché, 18 Août 2007, Martinique. © Photo matinikphoto.com

— par E. Glissant et P. Chamoiseau —
Août 2007

 

Lettre ouverte à MM. les Présidents des Conseils Régional et Général.
Et à tous les élus de la Martinique.

Un cyclone est passé. Dans son sillage: désolation végétale, ruptures diverses, et l’accablement des plus démunis… Mais les moments chaotiques sont souvent des lieux de renaissance. Toute régénération surgit toujours d’une perturbation. Plus la perturbation est sévère, plus le renouvellement qui s’ensuit est profond, puissant, parfois jusqu’à la mutation. La nature sait utiliser ses effondrements pour expérimenter d’inédites vivacités: les arbres ramènent de leur traumatisme une haute vigueur et l’écosystème meurtri s’ébroue pour redistribuer les possibles en des intensités variables.

En fait, le désastre ou la crise sont aussi, et surtout, des opportunités. Quand tout s’effondre ou se voit bousculé, ce sont aussi des rigidités et des impossibles qui se voient bousculés. Ce sont des improbables qui soudain se voient sculptés par de nouvelles clartés. Ce sont des interdits, des paresses, de stériles habitudes qui lochent et appellent à se faire soulager.

Ce qui est vrai pour le monde naturel l’est aussi pour les cultures, les peuples, les identités ou les civilisations. Il serait absurde de ne retenir de la crise que le gémissement ou le frisson de crainte. Il serait dommage de faire moins que le biotope le plus élémentaire, moins que les animaux, pour simplement restaurer l’ordre ancien que la crise a défait. Comme si l’arbre plutôt que de s’offrir aux nouvelles feuillées, aux ramures impatientes, s’échinait à retrouver, à regretter, celles qui ont suivi le vent. Dans quelques jours, les jeunes pousses seront là. Les oiseaux auront changé leurs nids. Dès demain, l’entour sera frémissant de germinations et de recommencements. Dans toute crise un maintenant s’ouvre d’emblée. An aprézan.

Aprézan profiter de cette calamité pour assainir ce qui peut l’être. Aprézan éclaircir. Aprézan reconsidérer. Aprézan pérenniser une lumière là où ruptures et brisures ont ouvert des possibles. Toute renaissance est précieuse, il n’en existe pas d’inutile ou de dérisoire. Toute refondation émerge d’un brouillard d’infimes reviviscences… C’est peut-être l’aprézan de profiter de la quasi-disparition des panneaux publicitaires qui offusquaient nos paysages pour envisager une réglementation plus restrictive. L’aprézan d’enterrer tous les fils électriques qui peuvent l’être. L’aprézan d’inciter aux citernes domestiques, à l’énergie solaire… C’est peut-être l’aprézan de revoir notre rapport aux grands arbres, comprendre que l’âge les remplit de mystère et de magie, qu’ils font partie d’un patrimoine naturel inestimable, et que tout arbre qui vit longtemps s’entretient, se soigne, s’élague, se nourrit, et qu’il ne tombe ou se démembre que lorsqu’il est négligé. Même aprézan pour les bords de mer ou des réorganisations radicales peuvent être envisagées.

Mais l’aprézan plus déterminant concerne l’agriculture, singulièrement la banane. Cette production constitue l’épine dorsale de notre étrange économie. Une herbe, fragile, déracinable au moindre coup de vent, qui est à l’origine de l‘infestation de nos sols et des nappes phréatiques, bourrée de pesticides, et dont l’équation commerciale est quasi nulle en ces temps d’exigeantes qualités alimentaires. Les champs se sont couchés et les appels de détresse se multiplient, se font écho pour mieux s’exagérer et réclamer l’aide supplémentaire, la subvention de plus, l’énième secours additionnel. Ces clameurs expertes sont bien compréhensibles car, dit-on, des milliers de personnes dépendent de ce produit. Et nous en sommes conscients.

Mais ces milliers de personnes ne sont jamais celles qui bénéficient le plus de la manne déversée. Mais ces milliers de personnes méritent plus de considération que ne leur accordent ceux qui se contentent d’héler à subventions. Ceux qui par là-même reproduisent le cycle infernal de la dépendance qui assiste un produit sans futur, du secours qui perpétue un système pernicieux. Il n’y a pas d’aprézan dans ces compassions-là. A force de répondre à l’urgence on oublie l’essentiel. On oublie surtout ce que toute politique conséquente n’ignore pas : que rien n’est jamais plus urgent que l’essentiel.

C’est au nom de ces milliers emplois, toutes ces désespérances, qu’il faudrait oser l’aprézan décisif: penser, imaginer, se projeter, désirer un futur. Quitte à être massivement subventionnés, quitte à recevoir des tombereaux de secours bienveillants, pourquoi les affecter au seul réamorçage du cycle de la dépendance? Pourquoi ne pas en faire le souffle d’une renaissance en les affectant à une restructuration déterminante? Pourquoi ne pas préciser un aprézan à court, à moyen et long terme pour s’éloigner de l’agriculture pesticide pour une agriculture raisonnée, raisonnable, ouvrant à une agriculture totalement biologique? Pourquoi ne pas définir un aprézan d’apurement des sols et de reconversion qui, en moins de vingt ans, rapprocherait la Martinique de cette fameuse globalité biologique (Martinique bleue, Martinique pure, Terre de régénération et de santé, Terre de nature et de beauté…) que nous ne cessons de proposer depuis une décennie et que d’autres auprès de nous envisagent déjà?

1’000 km2 cela peut se saisir, se ressaisir, cela peut se nettoyer, se maîtriser, se soumettre à une volonté claire, une intention globale qui nous ferait renaître et surtout naître au monde. Aprézan.

Edouard GLISSANT
Patrick CHAMOISEAU